Ancien élève de l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr, le général Dominique Delawarde a fait l’essentiel de sa carrière dans les chasseurs alpins et la Légion étrangère. Il a gravi tous les échelons de l’armée française avant de terminer en tant que chef du bureau situation-renseignement-guerre électronique de l’état-major interarmes de planification opérationnelle. Il est aussi un spécialiste de la gestion et de la formation des personnels, qui a tenu un poste important de responsable des officiers de liaison français aux États-Unis, pays dans lequel il vit une partie de l’année depuis son départ du service actif. Le général Delawarde était à Sarajevo, au plus fort de la crise balkanique, durant l’hiver 1994-1995, alors qu’à la tête du 7e bataillon de chasseurs alpins il devait garantir un cordon ombilical vital à la ville assiégée en tenant le mont Igman. Le général écrit de nombreuses analyses reprises par différent sites internet d’information. Au sein de ce comité de réflexion, il apporte son expertise du renseignement et des opérations militaires. Le général Delawarde est Commandeur de l’Ordre national du Mérite.
Le 27 juin 2023, j’ai reçu un message par courriel du général, partageant à ses lecteurs d’importantes analyses de la part du général (2S) Henri Roure, Alexandre Frussien, Xavier Moreau, ainsi qu’un texte du Saker Francophone, concernant la soi-disant « mutinerie » et le soi-disant « coup d’État » de Evgueni Prigojine en Russie. Voici ce que le général Delawarde écrit :
Bonjour à tous
L’épisode tragi-comique de la « mutinerie » Prigojine en Russie a mis en évidence, une fois de plus, l’hystérie anti-Poutine des médias occidentaux, qui ont réagi sans le moindre recul, et qui ont élaboré des narratifs et imaginé des scénarios abracadabrantesques sans rien connaître des faits avérés et sans réfléchir.
Ils ont, une fois de plus mis en évidence l’incompétence abyssale de ceux qui nous informent, le caractère propagandiste des narratifs servis au bon peuple que nous constituons, sans que grand monde ne s’aperçoive des énormités qui pouvaient être proférées.
Pour permettre à chacun de se forger une opinion sur cet épisode, avec un recul suffisant, je vous propose quatre réflexions différentes mais complémentaires et plausibles, dans lesquelles le bon sens fondé sur des faits remplace l’émotion fondée sur des rumeurs et/ou des narratifs biaisés qui se sont avérés faux.
1 – En pièce jointe, une réflexion du général (2S) Henri ROURE, sous le titre « La Poutine Comédie ? ».
2 – Les réflexions d’un franco-russe résidant à Moscou: Alexandre Frussien (Youtube).
3 – Les explications de Xavier Moreau (Youtube).
4 – Un texte du 26 juin sous le titre: « La rébellion de Prigojine ne serait-elle pas une psyop russe ? » (Le Saker Francophone)
La leçon que je tire de tout cela, c’est qu’il faut se garder de réagir trop vite, et à chaud, sur tout événement surprenant. Il faut se poser, réfléchir, plutôt que de se lancer à bla-blater dans toutes les directions, à la vitesse d’un pet sur une toile cirée, au risque de se ridiculiser, ce que n’ont pas manqué de faire nos journalistes et nos experts de plateau, mais pas que ….
Cet événement ne jouera pas le moins du monde dans l’issue du bras de fer planétaire qui se joue aujourd’hui. C’est la résilience économique; et rien d’autre, qui désignera le vainqueur.
Mais à chacun de se forger son opinion, bien sûr.
Alexandre Frussien — Réflexions sur le coup d’état de Prigozhine contre Poutine
« La Poutine comédie? », par le général (2S) Henri Roure
➽ Lundi le 26 juin 2023
Je ne suis pas un expert du Centre-Europe comme certains de mes camarades qui fréquentent les plateaux télé, après avoir longuement réfléchi sur la Guerre Froide et le désert des Tartares. Au cours de ma vie professionnelle, j’ai été davantage attiré par la stratégie indirecte de l’ennemi conventionnel que par le risque d’affrontement massif avec l’URSS. J’ai davantage marché sur la latérite africaine que chenillé en direction de Fulda. Aussi c’est avec beaucoup d’humilité que je m’aventure à donner mon avis sur ce qui vient de se passer en Russie.
J’ajoute cependant que la culture générale étant, comme chacun sait, la science du commandement et donc du chef qu’il m’est arrivé d’être, j’ai l’audace de me promener intellectuellement dans des paysages que je n’ai pas connus antérieurement, mais qui occupent tellement le devant de la scène géopolitique qu’ils me sont devenus familiers. Mon expérience — j’en ai une aussi — me permet de porter un regard sur les peuples, les responsables et les chefs. Ce qui selon moi n’est pas inutile.
Cette humilité s’appuyant sur la reconnaissance de mon manque d’expertise, va jusqu’à n’émettre, en fait, que des questions. Elles sont celles lancées de haut; de Sirius.
Je m’interroge donc sur cette milice de 20 000 hommes qui aurait imaginé faire trembler une Armée de plusieurs centaines de milliers de combattants, au moins aussi expérimentée qu’elle, et d’une garde présidentielle de quelques 150 000 hommes. Je veux bien que la fortune ait l’habitude de sourire aux audacieux, mais quand même, « Il fallait oser »!
Je note que cette aventure dans un contexte de guerre, n’a pas fait entendre le moindre coup de feu et que les troupes du président Poutine se sont contentées de mettre des camions en travers des routes et de creuser quelques tranchées, sans qu’aucune unité de protection n’ait été chargée de valoriser ces obstacles. Il me semble avoir appris à le faire à l’époque où j’étais lieutenant parachutiste. Mais les temps et les mœurs militaires ont peut-être modifié ces principes… Je crois aussi savoir que la plupart des véhicules de combat peuvent se dispenser de rouler sur les routes. Au moins de temps en temps. Non?
Un raid de 400 kilomètres, ce n’est pas rien. Mais Bon Dieu qu’a fait l’aviation? Il me revient le souvenir d’un raid motorisé du Polisario en direction de Nouakchott que nos jaguar avaient arrêté en quelques passes. Même type d’action de mes camarades aviateurs au Tchad…
L’affaire a été rapidement traitée et le chef d’orchestre et ses musiciens ont replié leur partition. Je continue à m’étonner.
Je constate que le Président Poutine est resté en dehors de cette aventure. Il a laissé opérer le président biélorusse Alexandre Loukachenko. Curieuse façon de faire où la Sainte-Russie donne tous pouvoirs de négociation dans une affaire interne à quelqu’un, soi-disant étranger. Il est probable, qu’il s’agissait de rappeler à l’OTAN l’intimité entre Russie et Biélorussie, mais aussi de témoigner de l’unité de la classe politique russe et de la solidité des armées.
Mais était-ce vraiment une négociation?
Si le président Poutine s’était impliqué il aurait donné de l’importance à un incident qui devait être traité dans une juste mesure. S’il a été effectivement le fruit d’une conception d’état-major, il aurait pu avoir pour but de mettre en évidence un personnage violent et dangereux ou présenté comme tel.
Nous pouvons également nous étonner de l’apparente surprise qui aurait entouré cette révolte. Il me semble me souvenir que le président russe est un ancien des services secrets et que l’État russe demeure sous contrôle. Il est peu vraisemblable que les intentions de Prigogine n’aient pas été connues, s’il a mené cette affaire de sa propre initiative.
Le message pourrait donc être le suivant : « regardez le type de personnage violent qui pourrait accéder au pouvoir à Moscou, vous risqueriez alors une catastrophe. Je suis, contrairement à ce que vous dites, un homme responsable. Alors avançons vers une solution négociée selon mes vœux ». Le message s’adresserait donc à Washington où certains imaginent un coup d’État en Russie et le partage du pays en plusieurs entités indépendantes, mais sous l’autorité des États-Unis. D’une autre manière c’est l’unité et la solidité de la Russie qui auront été mise en évidence. Nul à Moscou ne s’est inquiété de cette petite saute d’humeur.
Ce simple message ne peut être suffisant pour éclairer l’action de Prigogine. Il me semble difficile pour Moscou de se priver des mercenaires de Wagner. Poutine en a besoin sur le théâtre ukrainien dans les zones les plus difficiles, mais surtout, selon moi, à l’extérieur, notamment en Afrique, où l’État russe ne souhaite pas apparaître en tant que tel. La société militaire Wagner est une entreprise « commerciale » qui pille les pays qui ont fait appel à elle, tout en les liant à la Russie.
Si Prigogine s’est lancé dans cette contestation de sa propre initiative il se serait agi de défendre un outil de travail qui aurait subi quelques dommages récemment. Son but n’aurait pas été de renverser Poutine. En quelque sorte une action syndicale… en pleine guerre ?
Les Russes, nous le savons, sont de remarquables joueurs d’échecs. Ils ont véritablement conçu, avec le général Svetchine, l’art opératif qui se situe entre la stratégie et la tactique. Il vise la surprise dans l’attaque aussi bien dans sa direction que dans le choix du moment ou bien à attendre l’effondrement de l’ennemi en le mystifiant sur ses propres objectifs et situation. Faire croire à une faiblesse dans la direction de la guerre pourrait être un moyen de « décevoir » l’ennemi et de mener une opération lourde.
Enfin je constate que les pays de l’OTAN demeurent prudents dans leur appréciation de la situation. Il est vrai que les généraux ukrainiens ont été formés à l’identique des généraux russes et que leur avis peut, pour une fois, avoir compté!
J’attendrai patiemment les réponses à mes interrogations.
Henri ROURE
Xavier Moreau — Rébellion de Wagner : Que s’est-il vraiment passé ?
La rébellion de Prigojine ne serait-elle pas une psyop russe ?
➽ Par Wayan – Le 26 juin 2023 – Le Saker Francophone
La grande histoire médiatique de la semaine dernière fut la « rébellion armée conduite par Prigojine » et sa « marche pour la justice sur Moscou ». Une histoire rocambolesque comme les aiment les médias du monde entier. Un rebondissement de plus dans l’histoire médiatique déjà pleine de rebondissements qu’est « l’invasion de l’Ukraine par la Russie ».
Pendant quelques jours, les spéculations allèrent grand train sur le pourquoi et pour qui de cette rébellion totalement suicidaire pour Prigojine. Un coup de folie mégalomane, sa corruption par l’Occident, une colère noire et incontrôlable contre Shoigu, autant de spéculations auxquelles nous n’aurons pas de réponse.
Mais dans ce déluge d’hypothèse, une n’a pas été étudiée et pourtant, selon ma logique, elle correspond le mieux aux faits observés, à la dinguerie du scénario et aux intentions des scénaristes : Et si cette soudaine et intempestive « rébellion armée » n’était qu’une psyop menée par le gouvernement russe avec en tête d’affiche le couple d’acteurs Poutine/Prigojine.
Expliquons maintenant cette hypothèse en commençant par remonter le temps de quelques mois, à la prise de Bhakmut par Wagner, l’armée de mercenaires dirigée par Prigojine. Rappelons-nous qu’à cette époque un mélodrame du même genre, à plus petite échelle, s’était déroulé quand Prigojine avait, par réseaux sociaux interposés, maudit l’armée russe de ne pas lui fournir assez d’armes et de soutien logistique, menaçant de tout laisser tomber. Cette histoire s’était paradoxalement passée au moment même où Wagner était en train de prendre les derniers quartiers résistants de Bhakmut. [Beaucoup d’articles de RT sur cette histoire ont été effacés depuis, mais suivant RT de près a cette époque je m’en souviens bien].
Pour comprendre ma logique, il faut bien se rappeler de deux choses :
- Le but actuel de l’armée russe n’est pas de prendre du terrain en Ukraine mais de « démilitariser le pays », c’est-à-dire d’infliger le maximum de pertes en vie humaines et en matériel. Une fois la « démilitarisation » effectuée, prendre du terrain sera un jeu d’enfant. Cette démilitarisation permettant surtout que ce terrain ne soit plus pris et repris par d’incessantes et douloureuses attaques et contre-attaques. A Bhakmut, Prigojine a lancé ces attaques verbales contre l’armée russe au moment ou les ukrainiens commençait à perdre espoir de tenir la ville et battre en retraite. Voir Wagner en difficulté leur a redonné de l’élan et ils ont donc envoyé quelques centaines d’hommes en plus dans le « hachoir à viande » qu’était Bhakmut. Toujours cela de pris pour les russes.
- Dès le début de son « Opération Militaire Spéciale », le gouvernement russe a pondu un décret condamnant à la prison quiconque critiquait ou cherchait à déstabiliser l’armée russe. Pourtant, Prigojine a pu le faire publiquement sans subir la moindre répercussion, même pas une frappe sur les doigts. On sait pourtant que Poutine peut être très dur quand il le faut. Cette « faiblesse » de la part du gouvernement russe alors même que Shoigu était publiquement touché est donc extrêmement surprenante. Dans un scénario « vraie vie » Prigojine aurait déjà dû, dès l’épisode Bhakmut, être mis sur la touche, d’une manière ou d’une autre, d’autant plus qu’il n’a rien d’indispensable dans cette « Opération Militaire Spéciale ». Kadirov, le grand chef de l’armée Tchétchène est prêt à le remplacer, comme il l’a déjà proposé moultes fois.
Maintenant revenons à cette « tragédie bouffe » russe du week-end et notons qu’elle se déroule dans un timing identique à celui de Bhakmut. La contre-offensive ukrainienne bat de l’aile et des rumeurs de repli stratégique commencent à poindre malgré l’impérieuse nécessité d’une victoire ukrainienne. C’est-à-dire, pour les russes, un « taux de démilitarisation » passant de 800-1000/jours à quelques dizaines/jours. Voilà qui ne fait pas leur affaire. Il faut donc redonner des ardeurs guerrières à l’armée ukrainienne. Tout combattant sait combien percevoir l’adversaire faiblir va relancer son ardeur à la bagarre. Alors Prigojine qui, à Bhakmut, s’était déjà révélé un aussi bon acteur que Zelensky rentre en scène et déclare que l’armée russe ment, que ses pertes sont totalement sous-évaluées, que la dissension interne va entraîner la défaite de la Russie, que le chef des armées est soit un incapable soit un traitre. Il y va très fort et balance tout à la fois puis, histoire que le scénario soit plus convaincant et marque les esprits, passe à l’action. « Envahissement de Rostov sur le Don », « prise du quartier général militaire », « Marche sur Moscou », sans une goutte de sang versée et minutieusement reporté sur Twitter où sa tronche de folle-dingue apparaît sans arrêt, tel un joker fou. En voyant ces scènes, on se dit que le metteur en scène avait visiblement peu de moyens mais le sens du mélodrame. Alors pour donner encore plus de consistance au scénario, Poutine lui-même entre en jeu et fait un discours martial mais sans accuser directement Prigojine ni prononcer son nom une seule fois. Pour un caractère moral comme Poutine, le mensonge a ses limites ?.
Là, on se dit que « quand même, ils y vont fort, c’est trop gros ». Et bien non. Comme le dit l’adage qui se révèle souvent exact : « plus c’est gros plus ça passe ». Et ça passe.
Immédiatement l’Ukraine, voulant profiter de cette extraordinaire aubaine à ne surtout pas louper, va relancer sa contre-offensive, au sud, à l’est, au nord, dans tous les sens, en y mettant le paquet car « c’est le moment ou jamais ». Encore autant de milliers d’ukrainiens envoyés à la boucherie.
Puis, comme pour tout roman, c’est trouver une bonne fin qui est difficile. Alors un figurant rentre en scène, le bon Lukashenko qui va faire que « tout est bien qui finit bien ». Il réussit à calmer le bouillant Prigojine, lui offre le gite et le couvert, le temps que les choses se tassent et, incroyablement magnanime malgré l’outrageuse offense, Poutine pardonne à Prigojine car « nous respectons leur exploit à Artiomovsk ». Alors on se dit « quand même, un peu gros la fin, mal ficelée ». Mais non, quand un spectateur est pris dans une histoire, il en vient à confondre l’histoire et la réalité. Et cela a marché, tout le monde croit à cette psyop, même les analystes alternatifs qui frissonnent face à « la faiblesse de l’État russe ».
Il est vrai que le seul doute envers cette hypothèse est : « pourquoi Poutine engagerait-il la crédibilité de son gouvernement dans une telle histoire ? ». C’est vrai que Poutine et Shoigu auront paru faible pendant 48 heures. Mais la situation est déjà en train de s’inverser avec le narratif « Poutine a renversé la situation à son avantage sans qu’une seule goutte de sang ne soit versée », vendu au peuple russe et aux alliés de la Russie.
Le générique de fin n’est pas encore terminé alors que j’écris ces lignes, mais une scène se dessine en filigrane : Zelensky, le regard tourné vers la Biélorussie, la frontière nord de l’Ukraine, d’où la figure folle et sauvage de Prigojine est en train de l’observer prête à le mordre, alors qu’il est déjà tellement occupé à l’est et au sud. Un cauchemar de plus pour Zelensky dont les nuits doivent être déjà très longues et tourmentées.
Voilà, mon hypothèse en vaut une autre mais comme je ne l’ai lue nulle part je me suis dit qu’elle pourrait vous intéresser, essentiellement car elle redonne de la logique aux actes du gouvernement russe et du sens stratégique à une histoire qui n’en avait aucune.
« Respect pour votre excellent travail de vrai journaliste. Bravo et courage dans vos combats et encore merci de votre aide à éveiller les consciences. »