Cet article de Jacques Bouillanne a été publié dans la Gazette de l’Ours, No.36, 15 novembre 1996 – À Saillans, son pays d’origine, nous avons rencontré cet homme à la vie si intense et trop courte ; nous avons découvert les idées, les sentiments et la force intérieure qui l’animaient avant et pendant la Révolution. Pourquoi cette brillante figure de la Révolution et avocat de renom au talent immense a-t-il accepté de soutenir la défense de deux familles nobles condamnées par l’arrêt du Parlement de Grenoble, transformé en chambre de vacations, le 6 novembre 1745. Le paradoxe mérite une explication. Un érudit du début du siècle, Jules de Beylié s’est posé cette question. Nous lisons : “On s’étonne de l’objet du litige qui nous montre – détail piquant – deux avocats (le père et le fils), appartenant à un milieu révolutionnaire, ou plutôt réformateur, se faisant les défenseurs des privilèges de deux familles nobles plaidant contre le fisc”.
Mais plus loin “l’acceptation par les Barnave de la défense des droits de leurs clients ne comportait, de leur part, aucune renonciation à leurs principes : ils intervenaient en faveur de concitoyens dignes de toutes les sympathies dont le très modeste privilège fiscal n’avait aucun caractère d’abus, et qui n’étaient au fond, que de braves gens injustement persécutés”. Les de Richaud et de Bouillanne “avaient conscience de leur rang et se montraient jaloux de leurs privilèges au point de vue politique et fiscal comme au point de vue des préséances. Malgré les faibles ressources dont ils disposaient, ils s’efforçaient péniblement de tenir leur rang et de faire face, tant bien que mal, aux dépenses que leur imposait leur présence aux assemblées de leur ordre ; ils aimaient à se montrer aux places d’honneur à l’église ou dans les cérémonies et s’y présentaient, au besoin, pauvrement vêtus de grossiers habits de bure, mais toujours une épée au côté, ne fut-ce qu’une longue et vieille rapière rongée de rouille… Les contemporains des Richaud et des Bouillanne dont nous parlons s’amusaient à dire d’eux, en plaisantant, qu’ils conduisaient eux-mêmes leur charrue, mais l’épée au côté” (citation d’André Lacroix, 1878).
Ce propos caractérise le type de personnages dépeints et nous les fait bien voir se débattant comme ils pouvaient, avec le sentiment naïf de leur dignité, entre les exigences du privilège et celles de la pauvreté…
On comprend que des redresseurs de torts que les Barnave aient pu, sans mentir à leur tempérament et à leurs convictions, se charger d’une semblable cause. Ils devaient se sentir d’autant plus portés à le faire que quelques-uns de leurs clients appartenaient comme eux à la religion réformée, avaient souffert de persécution pour elle, et que tous d’ailleurs, sans distinctions de croyance, se trouvaient impliqués dans des poursuites injustifiées inspirées par des mobiles peu intéressants.
Et puis les Barnave étaient-ils les adversaires systématiques de la noblesse ? De nombreux membres de leur famille appartenaient, par suite d’alliance, à la noblesse héréditaire… J. de Beylié poursuit dans sa conclusion : “l’intérêt de ce Mémoire n’est pas dans son résultat… La valeur de ce Mémoire… constitue un document de premier ordre au point de vue historique et sociologique”.
[…] Nous pouvons continuer à nous passionner pour cet homme illustre à travers les “Oeuvres de Barnave” publiées par Mme de Saint-Germain sa soeur, par M. Bérenger de la Drôme 1843, qu’Annie Trévisson nous a fait partager en les photocopiant.
Je retiendrai aussi ce qu’ont réuni des historiens contemporains (Vital Chomel, PUG. Les débuts de la Révolution Française en Dauphiné) sur la personnalité de Barnave : “Barnave est au contraire (de Mounier) ce qu’on appellerait aujourd’hui un “battant” orateur vigoureux et pugnace”… “Quand cet imposant jeune homme paraissait au milieu d’un débat, il étouffait de clameurs par la puissance d’un mépris concentré. Sa discussion nette, précise et qui croissait toujours en vigueur, écartait les nuages et commandait souvent le décret” (Jean Egret). “Barnave, qui intervient sur des questions fort diverses, sait mettre en valeur avec beaucoup de vigueur et d’habilité quelques arguments avancés au cours du débat et emporte souvent la décision : c’est toujours la harangue de M. Barnave qu’on garde pour le bouquet et la discussion est fermée après lui” (Camille Desmoulins cité par Alphonse Aulard).
Je conseille aussi vivement la lecture de trois ouvrages essentiels, très documentés de M. René Fonvieille (1987 à 1989 : “Barnave est la Prérévolution”, “Barnave et la Révolution”, “Barnave et Marie-Antoinette”). Ils constituent une oeuvre capitale consacrée à Barnave, “l’un des acteurs les plus déterminants et peut-être le plus mal connu de cette Révolution qui a fait connaître au monde entier la notion de Liberté et les Droits de l’Homme”.
“À peine âgé de trente ans, Barnave s’était élevé à la hauteur d’un homme d’État, dont l’action marque pendant un temps les destinées de la France”. M.R. Fonvieille, par une analyse détaillée du rôle de Barnave auprès des souverains après leur retour de Varennes, fait tomber les interprétations romanesques et fantaisistes par certains historiens. Il prouve bien que “…la pensée de Barnave ne fut en rien opposée à celle qu’il exprimait dans ses discours et ses écrits”. La grandeur de la Révolution n’aurait-elle pu éviter ce destin tragique ?