Sean Griffin et Fady Toban, avocats — Interdire la discrimination génétique : un sujet de droit criminel valide, selon la Cour suprême

Le 10 septembre dernier, j'ai partagé avec mes lecteurs le communiqué de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) rédigé par son président, M. Dan Kelly, sous la forme d’un avertissement aux gouvernements et soulevant les inquiétudes des petites et moyennes entreprises (PME) vis-à-vis l’obligation vaccinale et le passeport vaccinal. Deux jours plus tard, je publiais un article intitulé « L’immunisation n’est pas obligatoire au Canada en raison de la Constitution canadienne et de la Loi sur la non-discrimination génétique ». En effet, la loi L.C. 2017, ch. 3 « interdit à quiconque d’obliger une personne à subir un test génétique ou à en communiquer les résultats ».

Afin de compléter ces informations, je partage maintenant avec vous un article écrit par les deux avocats Sean Griffin et Fady Toban, publié une première fois sur le site Web du cabinet Langlois Avocats, le plus important cabinet d’avocats indépendant du Québec.

Dans une décision controversée divisée 5-4, avec 3 juges fournissant les principaux motifs, 2 juges avec des motifs concordants et 4 juges dissidents, la Cour suprême du Canada a statué que le Parlement du Canada a le pouvoir d’interdire la discrimination génétique. [1] Plus précisément, la juge Karakatsanis a estimé que l’objet de la Loi sur la non-discrimination génétique est de garantir que les résultats des tests génétiques des individus ne seront pas utilisés contre eux et d’empêcher toute forme de discrimination fondée sur ces informations. Selon la Cour, cela relève clairement des pouvoirs du Parlement en matière de droit criminel en vertu de l’art. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 puisqu’il s’agit de répondre à une menace de préjudice envers plusieurs intérêts publics qui se chevauchent et qui sont protégés par le droit criminel – l’autonomie, la vie privée, l’égalité et la santé publique.

En 2017, le Parlement a adopté la Loi sur la non-discrimination génétique (la « Loi »), également connue sous le nom de projet de loi S-201. [2] Certes, le gouvernement Trudeau s’est opposé au projet de loi S-201, il n’a toutefois pas forcé les députés libéraux d’arrière-ban à voter contre. Ces députés d’arrière-ban se sont joints aux partis d’opposition pour voter 222-60 en faveur du projet de loi. L’article 2 de la Loi définit de manière générale un test génétique comme un test qui analyse l’ADN, l’ARN ou les chromosomes pour prédire la probabilité qu’une personne contractera une maladie ou pour surveiller un diagnostic ou un pronostic. Les articles 3, 4 et 5 de la Loi énumèrent une série d’interdictions liées aux tests génétiques. Par exemple, l’article 3 interdit aux individus ou aux sociétés de forcer quelqu’un à subir un test génétique comme condition pour recevoir des biens et services ou pour conclure un contrat. Toute personne reconnue coupable d’avoir enfreint la Loi peut encourir jusqu’à 5 ans de prison ou être condamnée à une amende allant jusqu’à un million de dollars. [3]

Estimant que le Parlement empiétait sur sa compétence, le gouvernement du Québec a demandé à la Cour d’appel du Québec, par le biais d’un renvoi, de se prononcer sur la constitutionnalité des articles 1 à 7 de la Loi. La Cour d’appel a conclu à l’unanimité que l’objet de la Loi était d’encourager les Canadiens à se soumettre à des tests génétiques en dissipant leurs craintes que les résultats soient utilisés contre eux dans le cadre de contrats d’assurance ou de travail. [4] À ce titre, les dispositions contestées ont été jugées inconstitutionnelles en ce que la promotion de l’accès aux tests génétiques, aussi importante soit-elle, n’est pas un objectif valable du droit criminel. La Coalition canadienne pour l’équité génétique, intervenante devant la Cour d’appel, a interjeté appel de la décision de plein droit devant la Cour suprême.


La Cour suprême a été appelée à déterminer si le Parlement avait le pouvoir, en vertu de l’art. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 – le pouvoir en matière de droit criminel – d’adopter les articles 1 à 7 de la Loi. Pour bien répondre à cette question, la Cour devait d’abord caractériser les dispositions contestées, puis déterminer si elles relèvent de la compétence du Parlement en matière de droit criminel.

Pour bien caractériser une loi, un tribunal doit identifier son « caractère véritable ». Cela nécessite un examen à la fois de l’objet et des effets d’une loi afin de déterminer sa véritable essence. La juge Karakatsanis, accompagnée des juges Abella et Martin, a conclu que la preuve intrinsèque et extrinsèque (le titre de la Loi, le texte et les débats parlementaires) fournit une solide preuve globale que l’objet des dispositions contestées est d’interdire la discrimination génétique dans un contexte contractuel et eu égard de la fourniture de biens et de services. Quant à ses effets, la Loi donne aux individus le contrôle de leurs informations génétiques en interdisant l’imposition de tests génétiques ainsi que l’utilisation non autorisée des résultats de tests génétiques. Pris dans leur ensemble, la juge Karakatsanis a conclu que le caractère véritable des articles 1 à 7 de la Loi était donc de lutter contre la discrimination génétique. Dans un ensemble de motifs concordants, les juges Moldaver et Côté ont soutenu que le caractère véritable des dispositions contestées est de protéger la santé en interdisant les comportements qui diminuent le contrôle des individus sur leurs renseignements personnels révélés par des tests génétiques. Quant à la dissidence, le juge Kasirer, ainsi que le juge en chef Wagner et les juges Brown et Rowe, ont conclu que le caractère véritable des articles 1 à 7 de la Loi n’est ni de combattre et d’interdire la discrimination génétique ni de contrôler l’utilisation d’informations privées révélées par des tests génétiques. Leur véritable objectif est plutôt de réglementer les contrats, c’est-à-dire les contrats d’emploi et d’assurance, afin d’encourager les Canadiens à subir des tests génétiques sans craindre que ces tests soient utilisés à mauvais escient.

Une fois que le caractère véritable des dispositions contestées a été déterminé, la Cour s’est ensuite penchée sur la question de la classification. Comme le souligne la juge Karakatsanis, une Loi sera valide en droit criminel si elle : (1) contient une interdiction; (2) est assortie d’une sanction; et (3) repose sur un objet de droit criminel. Naturellement, il était clair que les dispositions contestées satisfaisaient aux deux premières conditions. Après tout, les articles 3, 4 et 5 interdisent explicitement certaines pratiques et l’article 7 impose des sanctions sévères pour toute infraction. Ainsi, la vraie question était de savoir s’il y avait un véritable objet de droit criminel derrière ces dispositions. Pour répondre à cette question, la juge Karakatsanis a établi le cadre suivant par lequel les tribunaux détermineront si une loi poursuit un objectif de droit criminel valide :

[79] Considérées ensemble, les exigences établies dans le Renvoi sur la margarine et appliquées par la suite dans la jurisprudence de la Cour font en sorte qu’une loi aura un objet de droit criminel si sa matière constitue la réponse du Parlement à une menace de préjudice à l’ordre, la sécurité, la santé ou la moralité publics, aux valeurs sociales fondamentales ou à un autre intérêt public semblable. Dans la mesure où le Parlement répond à une appréhension raisonnée de préjudice à l’un ou plusieurs de ces intérêts publics, le degré de gravité du préjudice n’a pas à être établi pour qu’il puisse légiférer en matière criminelle. Le tribunal ne détermine pas si la réponse de droit criminel apportée par le Parlement est appropriée ou sage. L’accent est mis uniquement sur la question de savoir si le recours au droit criminel est possible dans les circonstances. [Soulignements ajoutés]

Pour la juge Karakatsanis, les dispositions contestées visent de multiples intérêts publics traditionnellement protégés par le droit criminel. D’une part, la Loi protège l’autonomie, la vie privée et l’égalité, car les tests génétiques forcés, la divulgation forcée des résultats et la collecte ou l’utilisation des résultats de tests génétiques sans consentement écrit compromettent le contrôle d’un individu sur l’accès à ses informations génétiques. D’autre part, la Loi garantit que les individus ne sont pas obligés de choisir entre deux options peu enviables : se soumettre à des tests génétiques potentiellement bénéfiques, mais être exposé au risque de devoir divulguer les résultats; ou renoncer aux tests génétiques et s’exposer à des risques de santé potentiellement graves tout en gardant les informations génétiques privées. Ce faisant, le Parlement a cherché à éliminer le risque d’être « coincé entre arbre et écorce » des tests génétiques, puisqu’il est question d’une menace sérieuse pour la santé publique. Pour les juges dissidents, il ne suffit pas que les dispositions contestées soient simplement liées la santé. Elles doivent également impliquer la suppression d’un effet nuisible ou indésirable sur le public. Le juge Kasirer a conclu qu’il n’y a aucun problème de santé publique particulier que la Loi cherche à supprimer. Plutôt, la Loi vise à promouvoir des pratiques de santé bénéfiques en encourageant les Canadiens à subir des tests génétiques susceptibles d’améliorer leur santé. Ceci n’est pas, en soi, une question traditionnellement protégée par le droit criminel.

En bref, la Cour suprême a reconnu que le Parlement pouvait interdire la discrimination génétique en vertu de l’art. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. Cette décision revêt une importance particulière pour les employeurs et les assureurs à qui il est désormais interdit d’exiger qu’une personne subisse un test génétique ou d’exiger la divulgation des résultats d’un test génétique.

Cependant, le Renvoi met également en évidence les divisions au sein de la Cour concernant l’étendue appropriée du pouvoir du Parlement en matière de droit criminel. Alors que la juge Karakatsanis a estimé qu’une appréhension raisonnée de préjudice est nécessaire aux fins du pouvoir criminel, le juge Kasirer et les juges dissidents ont opté pour un critère plus strict : celui de l’appréhension réelle et concrète d’un préjudice.


À propos de Me Fady Toban

Me Fady Toban est avocat au sein du groupe litige chez Langlois Avocats à Montréal. Il concentre sa pratique en litige civil et commercial, droit administratif et droit disciplinaire.

Il est appelé à agir à tous les échelons du système judiciaire, aussi bien québécois que fédéral, et s’est joint à l’équipe de Langlois en 2019.

Me Toban est titulaire d’un baccalauréat en droit de l’Université de Montréal et un baccalauréat en science politique de l’Université Concordia.

Il pratique en français et en anglais.

À propos de Me Sean Griffin

Me Sean Griffin est associé et chef de secteur litige chez Langlois Avocats, en plus d’être membre du conseil d’administration du cabinet. Sa pratique porte sur les litiges complexes relevant du droit constitutionnel, administratif, public et commercial ainsi que du droit des sociétés et des valeurs mobilières. Possédant une expertise reconnue tant en défense de sociétés privées, publiques, d’institutions financières et de divers intervenants des marchés financiers que de leurs dirigeants et administrateurs, Me Griffin représente sa clientèle contre divers recours civils et statutaires, dont les actions collectives et les enquêtes réglementaires.

Me Griffin agit à titre de conseiller stratégique auprès de plusieurs clients relativement à des questions et enjeux de conformité réglementaire et de gouvernance.

Ainsi, Me Griffin est appelé à agir à tous les échelons du système judiciaire, de même que dans le cadre d’enquêtes internes et réglementaires instituées notamment par l’Autorité des marchés financiers (AMF) et l’Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM).

Conférencier recherché, Me Griffin donne fréquemment des formations sur des sujets d’actualité concernant le litige commercial, la gestion des litiges complexes, la gestion des risques légaux, la gouvernance, les actions collectives et les enquêtes réglementaires et internes.

Cour suprême du Canada : « Coalition canadienne pour l’équité génétique c. Procureure générale du Québec, et al. ». Diffusion Web de l’audience du 10 octobre 2019. Renseignements sur les dossiers de la Cour: 38478.

NOTES :

  1. Cour suprême du Canada : « Renvoi relatif à la Loi sur la non‑discrimination génétique ». Jugements de la Cour suprême, 10 juillet 2020. Référence neutre: 2020 CSC 17 / Numéro de dossier: 38478. Juges: Richard Wagner; Rosalie SilbermanAbella; Michael J. Moldaver; Andromache Karakatsanis; Suzanne Côté; Russell Brown; Malcolm Rowe; Sheilah Martin; Nicholas Kasirer.
  2. Législation du Canada : « Loi sur la non-discrimination génétique » (L.C. 2017, ch. 3). Sanctionnée le 4 mai 2017. [PDF]
  3. Article 7 de la Loi.
  4. Dans l’affaire d’un renvoi par le Gouvernement du Québec à la Cour d’appel du Québec relativement à la constitutionnalité de la Loi sur la non‑discrimination génétique édictée par les articles 1 à 7 de la Loi visant à interdire et à prévenir la discrimination génétique (L.C. 2017, c. 3).
RÉFÉRENCES :

Anthologie2020PUB007

Stéphane Bilodeau
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