Un article de Jean-Paul Cardinal : Le satanisme tire l’Étre vers le bas, l’«enfer» symbolisant les pulsions et passions de la Matière et de la Bête

Je partage avec mes lecteurs et lectrices un article très intéressant de l’ancien professeur au département de philosophie au collège Édouard-Montpetit (retraité depuis le 20 janvier 2012), Jean-Paul Cardinal, intitulé “Sympathy for the Devil: Idéologies du satanisme”. Cet article fut publié au printemps 1999 dans la revue Horizons philosophiques (Volume 9, numéro 2), imprimée par le même collège. Cette revue fut précédée de La petite revue de philosophie qui, à partir de 1979, s’imposa dans le milieu philosophique québécois puis au niveau international avec son dépouillement par le Philosopher’s Index aux États-Unis et par le Répertoire bibliographique de la philosophie de l’Université de Louvain. Horizons philosophiques a été choisi comme titre afin de faire valoir d’une part, le caractère multidisciplinaire de la revue. Ses thématiques interpellaient non seulement les philosophes de profession mais aussi tous les spécialistes des sciences humaines, de l’art, des sciences exactes et des techniques. D’autre part, l’objectif visait à montrer qu’un horizon philosophique se déploie au fond des problématiques humaines. Les auteurs provenaient de toute la francophonie ainsi que des Etats-Unis, de l’Angleterre et du Japon. La publication de cette revue est terminée depuis la parution du volume 17, numéro 2, 2007.

Fier héritier de l’Externat classique de Longueuil (au Québec), fondé par les Franciscains en 1950, le collège Édouard-Montpetit voit le jour lors de la toute première mouture des cégeps, en septembre 1967. Aujourd’hui fréquenté par environ 7 400 étudiantes et étudiants, l’établissement d’enseignement supérieur met en œuvre des programmes d’études et des activités de formation de haute qualité, tant sur le plan de l’enseignement régulier que de la formation continue auprès de l’industrie.

Le Cégep vise le développement de personnes compétentes, autonomes, critiques et engagées dans leur milieu. Par ses activités d’enseignement et de recherche et par les services qu’il offre à la collectivité, il contribue à la vitalité sociale et culturelle de sa communauté et met à profit son expertise sur le plan régional, national et international.

Le professeur Jean-Paul Cardinal (au centre), en compagnie du reste de l’équipe du journal syndical (fneeq/csn) “La Dépêche” : René Denis, Louis Simard, Laval Deschêne et Michèle Émond (2003).

Sympathy for the Devil: Idéologies du satanisme

Par Jean-Paul Cardinal, printemps 1999

Le satanisme dont il est question n’est pas celui de la théologie chrétienne et de la dantesque mythographie médiévale, le satanisme de cette grande métaphysique du Mal où les fervents de l’Être suprême se voyaient fiévreusement menacés par un monstre de tragiques et titanesques proportions. Il est difficile d’évoquer, à l’aube d’un millénaire hautement technologique, de tels archaïsmes ontologiques et ce, même si l’on tient compte de leurs plus récentes adaptations. Le satanisme s’avère être aujourd’hui un très rare épiphénomène microsocial. Mais que le Diable existe ou non, il y a encore des sectes qui lui vouent d’étranges et inquiétants cultes, justifiés par des assemblages hybrides de valeurs éthiques, et même, politiques.

Sataniste : « adorateur de Satan ». Une telle définition ne projette-t-elle pas des catégories théologiques sur des mentalités souvent hostiles et réfractaires à la religion ? De l’imitation à rebours, dirait-on alors, de l’inversion perverse : « Le Diable est le singe de Dieu ». Le cliché des messes noires accentue ce stéréotype : les croix sont renversées, il y a une fille nue qui sert d’autel, le pseudo-prêtre prononce des prières chrétiennes récitées à l’envers, des hémorragies animales remplacent le « sang du Christ ». Ce genre de cérémonies caricaturales, issues du siècle de Descartes (et non du Moyen Âge), se pratiqueraient encore à l’ère des ordinateurs. Mais de tels symptômes cultuels, mimétiquement religieux, prouvent-ils nécessairement que les adeptes du satanisme des messes noires et des rituels péri-circulaires de salon recherchent vraiment une nouvelle religion, si déviante soit-elle, un nouveau dieu, si malicieusement pervers soit-il ? C’est ignorer que le sataniste caricature la métaphysique et hait la transcendance : il ne veut rien savoir de la Déité, de l’Idée platonicienne du vrai et du bien, de l’Essence qui embrasse toutes les existences.

Il s’agit là de l’une des clefs du sadisme et du hate-cult [culte de la haine] sataniques. On ne croit pas faire mal à cause d’un malaise psychiatrique inavoué, pour défouler des pulsions issues d’une répression tourmentée, mais parce que les tentatives idéalistes de dissoudre les différences conflictuelles (dans les avatars de l’Unité : l’amour chrétien, l’humanisme, la social-démocratie, le communautarisme petit-bourgeois…) sont perçues comme étant oppressives à un suprême degré. Le Bien et l’Amour sont alors démystifiés dans leur idéologie de Paix universelle prétendument inoffensive. Pour le sataniste pseudo-nietzschéen, toute forme de valeur, si innocente puisse-t-elle paraître, se trouverait inscrite dans de complexes rapports de forces et de pouvoir, où des volontés de puissance inavouées manipuleraient le Destin de l’être et du cosmos, imposant des « cheminements » et des « plans » conçus par un quelconque Grand Architecte. Il y a là une radicale mise à distance, parfois enflammée par de la révolte : un virulent rejet de la synthèse, du Système, de la sympathie universelle.

Mais, premier paradoxe politique, le satanisme se constitue fréquemment en sectes hiérarchisées, sous l’emprise d’une intolérante « théocratie » noire : un Maître, autocratique ou en dyarchie avec sa « grande prêtresse »; un cercle suprême de vétérans du vice — des « grands initiés » visibles ou une crypto-cratie de « supérieurs inconnus ». Ces sectes très structurées adoptent souvent des valeurs idéologiques d’extrême-droite, justifiées par une lecture « machiavélique » du philosophe Nietzsche, lesquelles affirment brutalement le pouvoir de surhommes magistes, d’élites occultes, d’armes rituelles offensives, d’un terrorisme fasciste parfois imprégné de haine raciale — aux USA, quelques sectes sataniques sont plus ou moins liées aux bandes de motards criminalisés et aux white supremacists [suprématistes blancs].

Titre de l’Antéchrist écrit par Nietzsche. Sous la rature, en Allemand : Inversion des valeurs. Preuve que Nietzsche avait abandonné l’idée de ce livre.

Quelle que soit sa forme microsociale, le satanisme s’avère être une idéologie de radicale « éristique » — dans le sens large, trans-rhétorique, de ce terme, qui relève alors symboliquement de la déesse Éris, personnification hellénique des forces de chicane, de conflit, de discorde. Il faudrait combattre ce qui fait la promotion de l’Unité, de l’harmonie, de l’amour, du bien et du vrai — valeurs qui sont perçues comme étant répressives de la « saine » agressivité des instincts naturels, de la « pure » volonté de puissance des pulsions individuelles de désir, d’imagination, de créativité. Après avoir lu certains passages de la virulente oeuvre tardive du philosophe Nietzsche, surtout L’Antéchrist et La Volonté de puissance, quelques mages satanistes contemporains ont cru y avoir trouvé une concordance littérale avec certains grands thèmes de leur ténébreuse gnose : « métaphysique » inversée des instincts vitaux, haine de la médiocre morale du troupeau qui cherche à les endiguer, justification du pouvoir dynamiquement créateur des pulsions négatives, admiration des personnalités fortes et géniales qui osent s’affranchir de la timide moralité grégaire.[1] Sauf dans de « rares » formes hyper-sadiques (où la torture et le meurtre rituels sont pratiqués), le satanisme justifie l’agression éthico-sociale en des termes plus ou moins darwiniens et nietzschéens (dans l’ombre de Machiavel) : la violence exprimerait la vitalité naturelle des instincts, laquelle « animerait » l’évolution humaine par compétition sélective, où les « forts » surmonteraient la morale des médiocres — bousculant sans remords leurs rivaux, manipulant diaboliquement tous ceux qui sont assez faibles pour se laisser exploiter.

Paradoxalement, le sataniste, pourtant membre d’une secte hiérarchisée, éprouve de la révulsion à se faire embrigader : l’histoire de ces sectes est toujours déchirée par de violentes querelles intestines, qui aboutissent fréquemment à des schismes. Mais il n’est pas vraiment question que Satan remplace Dieu, que le luciférisme se substitue au catholicisme. Par contre, l’Infini est perçu comme un Chaos hanté par des forces maléfiques — démons et cauchemars. Si on refuse alors de se doter d’un dieu cosmocrate, on a quand même besoin de ne pas se sentir seul et vulnérable. Satan est davantage reconnu en tant que « parrain » des pègres démoniaques et des délinquances occultes, ou encore, en tant que plus ancien et plus expérimenté des mages noirs du Chaos. Ce serait donc un fantasme monothéiste que de définir le satanisme en tant que culte « religieux » de Satan, quoiqu’il soit possible que quelques satanistes transposent sur Lucifer les vestiges symboliques de leur héritage chrétien.

Statue du dieu cornu (12e siècle av. J.-C.), trouvée à Enkomi (Chypre).

Des sectes « néo-païennes » prônant le retour au polythéisme pré-chrétien et au naturalisme animiste, ainsi que certains satanistes, prétendent que le Diable est la caricature chrétienne d’une ancienne divinité tellurique, le « dieu cornu » de la chasse et de la fertilité phallique à certains égards analogue au proto-Dionysos thrace qui a influencé la religion grecque et la mythosophie de Nietzsche. Les cornes diaboliques proviendraient alors tout simplement des cornes du taureau, un important animal sacré de l’Antiquité, du Danube à l’Indus — dans le nord de l’Europe, des anciennes représentations celtiques et de très archaïques artifacts montrent ce type de dieu avec des bois de cerf. L’idéologie néo-païenne (qui se mêle aux États-Unis et en Grande-Bretagne à du féminisme mystique radical), parfois partagée ou manipulée par quelques satanistes, essaie ainsi de nous persuader que Satan n’est pas vraiment un si vilain diable, que c’est un Dionysos incompris et persécuté par les valeurs religieuses solaires, célestes, patriarcales, par ces ennemis de la Terre-Mère — Apollon, Aristote, Augustin. Les féministes néo-païennes actuelles[2] relient donc la « diabolisation » de ce dieu subordonné à la Grande Déesse archaïque à un processus historique de répression sexiste et rationaliste contre les valeurs que la Magna Mater et son consort cornu régissaient dans la « Vieille Europe » préhistorique : sens de la Nature, de la terre, des énergies telluriques et chamelles; passion pour la fertilité, la fécondité, les fruits de la vigne, les bruyantes fêtes de défoulement collectif — toutes ces valeurs, comme Nietzsche l’a décrit dans La Naissance de la tragédie, qui menacent la rationalité de la conscience individuelle, le sens solaire de la clarté mentale, la sage élévation spirituelle par-delà les sensuelles illusions et les douloureuses passions de la Terre, cette ensorceleuse mâyâ-shakti qui nous distrait de la pure contemplation du Vrai, du Beau et du Bien.

Dans une perspective d’histoire des religions, le satanisme s’enracine en effet dans les anciens cultes phalliques et orgiaques de fertilité et de magie naturaliste, le dieu de la chasse ayant servi de modèle archaïque au Diable cornu de la mythologie chrétienne. Mais plusieurs satanistes manipulent aujourd’hui ces images et filiations afin de présenter une rassurante idéologie propédeutique : Satan ne serait pas le cruel archidémon qui torturerait et dévorerait les âmes, le bouc émissaire de la paranoïa éthico-ontologique du christianisme traditionnel, mais plutôt le symbole « révolutionnaire » des valeurs opprimées, depuis la chute du polythéisme romain (325 à 375), par le répressif spiritualisme chrétien : l’amour de la Terre, de la matérialité, du corps enraciné dans de purs instincts animaux, de l’hédonisme sensuel, des énergies physiquement et magiquement naturelles — de l’éros pansexuel, donc.

Ce genre d’idéologie anti-chrétienne a particulièrement eu du succès durant les années ‘60 et ‘70, époque collective de libération et d’expérimentation sexuelles et sensuelles, dans cette nouvelle culture hédoniste de consommation et de mass-media. Durant ces deux décennies de transition, les sectes satanistes américaines ont connu un essor de leur recrutement. Mais la plupart des nouveaux adhérents les ont quittées. L’érotisme pornographique, par exemple, étant devenu chose commune dans les étalages de « dépanneurs » et de sex-shops, il y a eu érosion de l’aura de vice et d’interdit diffusé par l’ancienne moralité. Quand la perversion trouve sa « niche » dans le système social, quand l’hédonisme devient la principale valeur de la civilisation, la révolte satanique contre la spiritualité apparaît comme étant aussi vieux jeu et grotesque que les fossiles de la religion médiévale et victorienne — la fille nue qui sert d’autel ne peut même pas rivaliser avec les blondes pulpeuses de Baywatch, régulièrement savourées sur toute la planète par plus d’un milliard de voyeurs. Cette « désacralisation » de la perversion sataniste explique en partie pourquoi des rumeurs circulent, depuis les années 70, à l’effet que les sectes diaboliques auraient de plus en plus recours à des pratiques très violentes : sado-masochisme, child-abuse [abus sur mineur] et kiddie-pom, zoophilie, sacrifices sanglants de victimes non-consentantes, liens étroits avec des bandes de motards criminalisés, avec le commerce de drogues dures, avec l’exécution d’assassinats contractuels.

L’interprétation soft du modèle « psychomythologique » de Satan, celle des néo-païens et de la périphérie superficielle du satanisme, représentent donc une version légère de cette idéologie diabolique : c’est la promotion de l’hédonisme sensuel effréné, d’un égoïsme de prédateur qui ne se gêne pas pour agressivement bousculer ses rivaux. Ce satanisme néo-païen soft n’est qu’une façade de propagande et de propédeutique. La notion même de satanisme renvoie plutôt à une virulente violence radicale : étymologiquement, Satan est l’« accusateur », le prosecutor (et par extension, l’« Adversaire »), le Diable est « celui qui sème la division » (le terme même de démon, dans ses racines grecques, évoque étymologiquement la notion de répartition, de division de l’Un vers le multiple), ce qui détermine une signification subversive, chargée de contradiction, de négation, d’éristique. Le Diable sème la division, la discorde, la chicane, le conflit. Cette haineuse démonie satanique correspond assez bien à cette formule du philosophe Gilles Deleuze : « Or, le démon est le nihilisme : parce qu’il nie tout, méprise tout, il croit lui aussi pousser la négation jusqu’au degré suprême. Mais vivant de la négation comme d’une puissance indépendante, n’ayant pas d’autre qualité que le négatif, il est seulement créature du ressentiment, de la haine et de la vengeance ».[3] Par-delà son hédonisme sensuel de surface, le « véritable » satanisme se révèle donc être un culte diabolique de la contradiction. Mais le satanisme contemporain cherche à ne plus être dépendant du Dieu chrétien : tant que le satanisme demeure en opposition réactive contre le christianisme, il reste tributaire d’un jeu métaphysique défini par les adeptes de l’Être suprême, il n’assume pas de façon autonome sa puissance radicale de négation. Pour le sataniste évolué, « Dieu est mort » — il est devenu irrelevant, insignifiant (ou plutôt : un signifiant parmi d’autres, dans un chaotique dédale de signes et de symboles). Mais ce diabolisme n’est pas un processus dialectique : l’antithèse ne cherche aucunement à s’inscrire dans une progression vers une quelconque Synthèse.

Satan est-il un « sataniste »? Faut-il adhérer à un occultisme sectaire pour s’inscrire dans le diabolisme négateur, tel que précédemment défini ? Pas nécessairement. La littérature populaire et le cinéma représentent parfois Satan — en tant que modèle archétypal de l’inconscient collectif, diraient Jung et Hillman — sous la forme de machiavéliques génies du Mal : on n’a qu’à penser aux classiques Dr Moriarty, Fantômas, Fu Manchu, Ming the Merciless, Ombre Jaune, Dracula (celui de Christopher Lee), Darth Vader. Certains films montrent le Diable, malicieusement machiavélique et génial, en train de jouer son propre personnage, directement, dans un corps humain, afin de corrompre et de manipuler ses pions, dont il exploite les vices : Robert DeNiro dans Angel Heart, Max Von Sydow dans Needful Things, le coruscant Al Pacino dans The Devil’s Advocate. D’autres films expriment l’archétype du Diable dans des anti-héros qui illustrent, par leur tragique manque de contrôle, que Satan n’est pas toujours un Machiavel calculateur, qu’il peut être aussi un Dionysos noir destiné à perdre, se réalisant par la décadence et par la déchéance : Marlon Brando dans Apocalypse Now et dans The Island of Dr. Moreau, Tom Cruise jouant le vampire Lestât.

L’imaginaire collectif reconnaît aussi des grands personnages historiques qui évoquent avec une évidence spectaculaire l’archétype de Satan comme virulent génie polémarchique ou autocratique : Genghis Khan, César Borgia, Napoléon, Hitler, Staline, et à un moindre degré, Saddam Hussein. Le diabolisme prend alors la forme d’un machiavélisme extrême, plus ou moins rationnellement maîtrisé, plus ou moins dionysiaquement out of control : dans l’Histoire et au cinéma, les génies du Mal s’avèrent être souvent des espèces de génératrices thermonucléaires qui fusionnent le self-control machiavélique avec un dionysisme chaotique — lequel se trouve présenté, quoique sous une forme diluée, dans le livre de James Hillman, Kinds of Power.[4] Ce dionysisme enseigne une sagesse naturelle du délire, qui cherche à nous prémunir contre I’hubris du contrôle rationnel absolu.

Le satanisme géniocratique fusionne ainsi les aspects ténébreux de Dionysos, Métis, Machiavel, Nietzsche dans le sens défini par le philosophe Jean Granier : « [L’jappétit de dominer en s’annexant les instruments du pouvoir, Nietzsche lui a, dans Aurore, trouvé un nom : c’est le “démon de la puissance […] le fanatisme du désir de puissance” qui jette les hommes dans une course éperdue aux honneurs, à la richesse, à la gloire ».[5] Et on devrait ajouter : à la conquête guerrière, à la domination absolue — avec la précision que les Satan ne sont pas d’ordinaires hommes ambitieux, mais des génies de la Dàmonie der Macht [Démon du pouvoir], comme le dit à son tour Ritter.[6]

Le IIIe Millénaire sera probablement celui de la Civilisation technologique : ingénierie biogénétique, astronautique et colonisation extraterrestre, intelligence artificielle et réalité virtuelle holographique, robotisation post-industrielle, neurochirurgie bionique (wetware)… Certains chrétiens interprètent ce « règne de la quantité et ces signes des temps » comme des symptômes du triomphe temporaire de Satan — non pas celui des films d’horreur, mais l’Intelligence luciférienne qui enfoncerait corruptivement la noosphère humaine dans la vase du matérialisme technocratique et du matérialisme hédoniste de consommation réifiée. Pour ces chrétiens, et pour des ésotéristes comme René Guénon,[7] il ne faut pas s’imaginer que des hordes de démons cornus et de vampires vont abruptement jaillir sur la surface de la planète : les agents de Lucifer (sans aucune référence à Dante, Jérôme Bosch, Éliphas Lévi, Stephen King) seraient les technobureaucrates du capitalisme mégacorporatif, les manipulateurs du marketing, de la publicité, des mass-media. Satan n’aurait pas besoin de messes noires gothic puisque les ondes alpha des cerveaux de consommateurs seraient stimulées, le soir, par l’envoûtement des artifices télévisuels. Manipulé par l’humour hédoniste des sit-coms et des commerciaux complaisamment infantiles (les « vidanges du Diable », dirait le chansonnier), le psychisme collectif en serait venu à oublier ses origines métaphysiques. La transcendance spirituelle serait obscurcie par les énergies vitales, telluriques, chthoniennes, libidinales. Les canaux de télévison ne déversent-ils pas dans le psychisme collectif ces tortueux et tourmentés fleuves de l’Enfer, dont Platon a décrit la toxique et complexe topologie dans le Phédon ? La conscience humaine ne percevrait alors plus que du béton, de l’acier, des néons, des effets électroniques, du plastique, une multiplicité croissante de machines, de gadgets, de paperasse, de « particules élémentaires » — dans cette réification hypertrophiée de la noosphère « globale ». Des hamburgers et des jeux. Un chef d’œuvre oublié des années 1940, par Raymond Abellio, soutenait un tel genre de point de vue, en s’inspirant partiellement de la philosophie phénoménologique : Vers un nouveau prophétisme : essai sur le rôle politique du sacré et la situation de Lucifer dans le monde moderne.[8]

Nul besoin de croire, comme les chrétiens, qu’il existe vraiment un être infemalement réel, Le Diable, qui serait la cause première des malheurs de l’Histoire. En tant qu’« archétype » de l’imaginaire collectif (ceci dit sans nécessairement adhérer à une théorie de l’inconscient ou à l’école mythopsychanalytique de Jung), Satan demeure l’« adversaire » de toute spiritualité, le luciférisme prométhéen et faustien représentant alors le triomphe de l’orgueilleux génie du Matérialisme qui refuse toute transcendance métaphysique. En tant qu’archétype (ou méta-stéréotype) de l’imaginaire collectif, Satan s’avère être une personnification (anthropomorphique et/ou thériomorphique) qui représente, en tant que symbole mythique, le Dark Side de l’Humanité (et peut-être : de la noosphère pancosmique) : exaltation des pulsions et des passions irrationnelles, plus ou moins envahissantes et incontrôlables, qui pervertissent la conscience dans le sens du vice, de la corruption, de la violence aberrante, du négativisme éristique — le Mal et le Chaos, mais sans nécessité caricaturale de haïr Jésus et de torturer des enfants.

De façon plus restreinte, le satanisme apparaît comme une forme d’occultisme, de pensée et de culture mythomagiques — souvent représentée par des sectes, parfois incarnée par de prodigieux cult leaders [chefs de secte], des Mages noirs dont le satanisme est plus ou moins avoué : les plus célèbres étant Aleister Crowley, Anton Szandor La Vey, Kenneth Grant, Michael Aquino. Ces derniers ont des connaissances très poussées en sciences occultes et en arcane arts [arts des arcanes], créant des mélanges hybrides et sophistiqués de religion égyptienne, d’herméneutique numérologique juive, de dionysisme gréco-romain, d’hermétisme médiéval et renaissant, d’astrologie, de satanisme classique de messes noires, de yoga sexuel hindo-tantrique, de pseudo-chamanisme avec drogues psychotropes. Ce qu’il y a justement de satanique dans de tels mélanges, même lorsque le nom de Satan n’apparaît en aucune façon, c’est leur nature hybride et intellectuellement tordue de bouillie mégalo-mythomaniaque (sans porter ici de diagnostic médical). On retrouve ici le diabolisme satanique non pas en tant que négation offensive, mais sous la forme du « nihilisme actif » par caricature perverse : la mythologie comparative n’y recherche pas une spiritualité universelle de synthèse syncrétique, elle crée une artificielle contrefaçon dont le but efficace est la « capture magique » (expression de Deleuze et Guattari).[9] Cette intentionnalité mystificatrice vise la fascination ensorceleuse d’esprits plus faibles qui peuvent servir de pions et de pièces sur l’échiquier tensoriel des Mages noirs para-nietzschéens, dont le « machiavélisme » affirme que les êtres doivent fatalement obéir aux volontés de puissance dominatrices de ceux qui détiennent le savoir et le pouvoir qui les ont asservis.

Le satanisme rencontre alors sa contradiction politique fondamentale : d’une part, une anarchie d’hédonisme égoïste et pervers, et d’autre part, la hiérarchie féodale ou despotique de Grands Maîtres. Dans les nombreuses versions du jeu de Tarot, on représente presque toujours le Diable, sur sa carte privilégiée (l’arcane XV), en compagnie de deux êtres inférieurs enchaînés. Le Diable y est aussi le plus souvent montré sous une forme androgyne, avec des seins de femme et un énorme phallus (qui est très subtilement suggéré plutôt qu’explicitement montré). Indépendamment de toutes les histoires bibliques et sado-rituelles, le satanisme symbolise ainsi le jeu de pouvoir érotique et éristique de la dualité, de la contradiction, de l’ambiguïté, du paradoxe qui s’attaquent aux avatars de l’Un, que ce soit Dieu, l’Humanité, l’ego cogito — sans espoir dialectique d’aboutir à un Sens, à une Fin qui justifieraient la douleur cosmique.

Le satanisme, tout comme le dionysisme analysé par le philosophe Nietzsche, s’avère être, malgré son hédonisme sensuel et orgiaque, une pensée tragique. Satan est toujours là pour nous rappeler au désordre, pour nous éviter l’hubris de prétendre connaître la Vérité, de vouloir construire l’Utopie idéale qui s’élèverait trop haut tout en méprisant ses racines souterraines dans le chaotique labyrinthe infernal des énergies élémentaires, des substances en décomposition, des passions incontrôlables, lesquelles procèdent, comme le décrit Raymond Abellio, de « (…) cette part obscure et grouillante du Cosmos humain, à la fois follement instable et larvaire, et d’une richesse abyssale (…) [où] par sa zone d’ombre l’homme (…) obéit aux différents tropismes de l’instinct (…) […et aux] forces du Sang et de la Terre ».[10] Satan régit archétypologiquement « le monde des bas-fonds [qui] est celui de la Faim et de la Peur originelles (…) […ainsi que ce] courant de vie créé par ces forces de signes contraires, faim et peur, qui est à l’origine du dynamisme de la Matière ou de la multiplicité ».[11]

Le satanisme tire l’Être vers le bas (à la fois enracinement vital et dégradation morale), l’« enfer » symbolisant les pulsions et passions de la Matière et de la Bête, érotiquement et éristiquement. La possession par Satan, c’est le chaotique « investissement » des énergies pulsionnelles de la faim sensuelle vorace (Dionysos/Bacchus : l’hédonisme délirant de l’intoxication, du sexe vicié, des festivités turbulentes) et de la « peur primale » qui enchaîne l’Être dans l’hyper-stressante jungle de la prédation perpétuelle — philosophiquement, la « part maudite » de Machiavel, Hobbes, Darwin, Nietzsche; sociobiologiquement, le culte féroce de la compétition capitaliste, des rivalités de gangs, de la haine ethnique ancestrale, du fanatisme religieux. Satan, le dia-bolos (celui qui projette de la division), personnifie donc le chaos : non pas l’indicible Khaos proto-cosmique d’Hésiode, mais le Mal en tant que tourbillons « souterrains » de hasard et de contradictions conflictuelles — l’errance éristique des pulsions « primales » qui possèdent l’Être et qui menacent ses tentatives idéalistes de se civiliser et d’aménager le k/chaos en synarchies de Sens, en harmonieuses [e]utopies de Lumière.

Jean-Paul Cardinal
Collège Édouard-Montpetit


SOURCES ET RÉFÉRENCES :

  1. Ce type pervers de mentalité se trouve très particulièrement exprimé dans un petit livre notoire qui a beaucoup contribué à faire la promotion de la pseudo-philosophie sataniste contemporaine. Il s’agit d’un « classique » de la pop-culture marginale américaine, rédigé par l’un des deux « papes noirs » du satanisme aux États-Unis (l’autre étant Michael Aquino) : The Satanic Bible, par Anton Szandor LaVey, New York : Avon, 1969. Voir, à ce sujet, le chapitre VIII de Satan Wants You : The Cult of Devil Worship in America, par Arthur Lyons, New York : The Mysterious Press, 1988. Ces deux livres sont encore très faciles à trouver en édition de poche. Il y a, chez les idéologues satanistes, tout comme chez Aleister Crowley, un « culte du génie » qui s’inspire d’une lecture darwino-machiavélique de Nietzsche. Un récent ouvrage sur Nietzsche aborde justement ce thème du « culte du génie » dans une perspective beaucoup plus sérieusement attentive aux textes nietzschéens, notamment à ceux, méconnus, qui précèdent son oeuvre de jeunesse, La naissance de la tragédie (1872), laquelle traite du dionysisme dont il sera bientôt question. Cet ouvrage est Figures de la souveraineté : Nietzsche et la question politique, par François Leroux, Montréal : Hurtubise HMH, 1997.
  2. Afin de connaître les valeurs et les pratiques des féministes « néo-païennes », consultez la monumentale étude suivante, plus ou moins sociologique : Margot Adler, Drawing Down the Moon : Witches, Druids, Goddess-Worshippers and Other Pagans in America Today, 3e éd. revisée, augmentée et mise à jour, New York : Penguin/Arkana, 1997.
  3. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris : PUF., 1962, p. 206.
  4. James Hillman, Kinds of Power : A Guide to Its Intelligent Uses, New York : Currency/Doubleday, 1995, p. 112-115.
  5. Jean Granier, Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris : Seuil, 1966, p. 410.
  6. Voir le chapitre 111.5 intitulé « L’irrationnel et le réel en politique ou la démonie de la puissance — G. Ritter ». in Claude Lefort, Le travail de l’oeuvre : Machiavel, Paris : Gallimard/nrf, 1972, p. 206-217.
  7. René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps, Paris : Gallimard/nrf, 1945.
  8. Nous nous référons ici à la 6e édition, publiée à Paris, chez Gallimard/nrf, en 1950.
  9. La notion de « capture magique » est mentionnée par G. Deleuze et F. Guattari dans leur Capitalisme et schizophrénie : Mille Plateaux, Paris : Éd. de Minuit, 1980, p. 435.
  10. Raymond Abellio, op. cit, p. 31.
  11. Idem.
Serguei Kitayevskii
5

« Il est plaisant d’être reconnu à sa juste valeur. Chapeau bas, Boss. »

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En tant qu’auteur et chroniqueur indépendant, Guy Boulianne est membre du réseau d’auteurs et d’éditeurs Authorsden aux États-Unis, de la Nonfiction Authors Association (NFAA), ainsi que de la Society of Professional Journalists (SPJ). Il adhère de ce fait à la Charte d’éthique mondiale des journalistes de la Fédération internationale des journalistes (FJI).

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Montréalité

La meilleure ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe pas.

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