Vous voulez savoir où vous vous situez réellement au sein de cette (supposée) démocratie ? Voici la réponse :
Tour à tour journaliste, écrivain, commentateur et conseiller politique, l’américain (membre de la Société fabienne) Walter Lippmann (1889 – 1974) aura marqué le XXe siècle en altérant irrémédiablement le visage de la démocratie. Avis aux personnes atteintes de scepticisme démocratique : vous ne trouverez aucun remède dans ces lignes. Notre homme s’est employé à esquisser des portraits cinglants de la démocratie et du citoyen dans Public Opinion (1922) et The Phantom Public (1925). Suite à cette sape des idées socialistes et démocrates, il s’attellera à « rénover » le libéralisme dans The Good Society (1937), ouvrage qui inspirera le colloque Lippmann, réunissant des partisans du libéralisme sous toutes ses formes.
Dans Public Opinion, Lippmann étudie la manipulation de l’opinion publique. Selon lui, pour « mener à bien une propagande, il doit y avoir une barrière entre le public et les évènements » Il décrit alors l’avenir qu’il entrevoit. Il conclut que la démocratie a vu la naissance d’une nouvelle forme de propagande, basée sur les recherches en psychologie associées aux moyens de communications modernes. Cette propagande implique une nouvelle pratique de la démocratie. Il utilise alors l’expression « manufacture of consent » qui signifie littéralement la « fabrique du consentement ».
L’oeuvre de Lippmann porte un regard singulier sur le modèle démocratique. Son analyse s’ancre dans un contexte tant personnel qu’historique : les États du monde entier sont tiraillés entre des aspirations totalitaires et libertaires ; l’homme s’abreuve d’une littérature à la fois collectiviste et libérale. Après son passage à Harvard et son implication socialiste, le journaliste s’emparera des idées libérales de ses contemporains – son professeur et ancien socialiste Graham Wallas, les économistes Ludwig von Mises et Friedrich Hayek. Alimenté par sa désillusion face aux principes socialistes et son rejet de la démagogie démocrate, Lippmann se livrera donc à une critique acerbe de ce qu’il appelle « la doctrine du citoyen omnicompétent ». Devant la complexité du monde moderne, la démocratie originelle ne peut s’appliquer qu’à un « village de campagne ». En d’autres mots, ceux de Bruno Latour, « ce qui était possible pour les petites cités grecques, à la limite pour les États nations, ne l’est plus par temps de mondialisation ».
Mais dans la pensée de Lippmann, c’est en réalité la figure du citoyen qui prend du plomb dans l’aile. Absorbés par l’alternance de travail et de divertissement, les supposés citoyens n’ont ni l’envie, ni la compétence, ni la vertu pour s’occuper des « affaires publiques ». Le théâtre démocratique se jouerait donc sans son acteur principal, relégué au statut de « spectateur sourd assis dans la rangée de derrière ». Pour Lippmann, le rôle du public se résume en deux actions : s’aligner et se retenir d’interférer (to align without meddling). Sa participation se limite en somme à appuyer ou rejeter la position d’un parti, à voter pour ou contre une proposition politique. Ensuite, l’homme du peuple doit s’abstenir de jouer un rôle quelconque afin de ne pas parasiter le débat par son ignorance et ses remarques triviales. La liste s’arrête là. Le suivisme et la retenue sont les deux grandes responsabilités politiques du citoyen. Agir directement sur la scène politique le rendrait juge et parti, ce qui n’est pas souhaitable et entraînerait des conflits d’intérêts. En effet, dans la théorie de Lippmann, « les intérêts communs éludent entièrement l’opinion publique et ne peuvent être gérés que par une classe spécialisée dont l’intérêt personnel se situe bien au-delà du plan local. » L’exercice de la démocratie doit donc être confié à une classe spécialisée et avisée, une élite politique. Nous l’aurons compris : le petit s’éclipse devant les grands, l’amateur laisse travailler les professionnels.
Recevoir l’appui du peuple, ça se mérite. Ou du moins ça se fabrique. Dans tous les cas, c’est un prérequis pour ceux qui gouvernent. Il s’agit d’être légitime concernant la conduite de la machine « démocratique ». Pour ce faire, il va être question pour l’élite en place (ou prétendant au pouvoir) de susciter le consentement, ou autrement dit, d’aiguiller l’opinion publique dans son sens. L’opinion publique ? C’est l’ensemble des représentations, « préjugés » et « stéréotypes » d’une population. La réalité étant infiniment complexe, il est nécessaire de s’en forger des images mentales simplifiées, des approximations. Toute la subtilité de la « fabrication du consentement » réside dans la manipulation de ces « images dans la tête » des citoyens.
« La création du consentement n’est pas une discipline nouvelle. Elle est très ancienne et avait prétendument disparu avec l’apparition de la démocratie. Mais elle ne s’est pas éteinte. Elle a en réalité énormément gagné en technique… » S’entourer de techniciens semble indispensable pour tenir la barre de la démocratie lippmannienne. La classe politique convoque ainsi des spécialistes en tout genre : « statisticiens, comptables, contrôleurs de gestion, conseillers industriels, ingénieurs de toutes espèces, organisateurs scientifiques, chercheurs, scientifiques. » Pour les dirigeants, ils sont autant de moyens d’action sur le monde. Soit pour prendre la température de l’opinion publique et rester informés des événements d’importance sociétale – cette captation des faits étant réservée aux scientifiques pour garantir à tous une «communication sans malentendu». Soit pour répandre des idées et valeurs via des dispositifs médiatiques considérés par le public comme des « fontaines de vérité ». La presse, la radio et la télévision, gérées par des professionnels, ne peuvent qu’être objectives et légitimes dans la diffusion d’informations claires et sélectionnées pour leur pertinence. Investis du statut de «sources de connaissances», les médias sont au premier plan pour toucher l’opinion publique.
Dans la logique de Walter Lippmann, cette légion d’experts est la grande garante de méthodes rigoureuses, rationnelles et surtout objectives dans le déroulement décisionnel de la démocratie. L’important reste d’éviter le choc des opinions diverses et désordonnées de la masse ignorante : Lippmann nous l’a appris, le citoyen et sa subjectivité ne sont plus nécessaires dans le mécanisme démocratique. Il les considère comme nuisibles. En définitive, la démocratie représentative est sévèrement ébranlée. Même le résultat d’une élection n’est plus un choix de la majorité mais le succès d’une mise en scène efficace des candidats élus. Le citoyen obsolète est évacué du casting et n’a plus qu’à contempler les spécialistes de la politique jouer le spectacle démocratique, sur fond de raison et de vérité.
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- Source : www.controverse.co.
« Guy Boulianne fait ma fierté d'être Québécois. J'étais collé à sa diatribe. Sa prestation est retentissante. Qu'il conduise notre parade. C'est un vrai guerrier. »
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En tant qu’auteur et chroniqueur indépendant, Guy Boulianne est membre du réseau d’auteurs et d’éditeurs AuthorsDen et de la Nonfiction Authors Association (NFAA) aux États-Unis. Il adhère à la Charte d’éthique mondiale des journalistes de la Fédération internationale des journalistes (FJI).