Joseph de Bouillane et le gouffre du château des Espèces, à Cuges-les-Pins

Fascé, d'or et de gueules de six pièces, au chef d'azur, chargé du mot CUGES d'or

Par Paul Courbon : Quand on va de Cuges vers Toulon par la route N 8, un peu avant d’arriver à OK Corral, il faut prendre la D 1 allant vers Riboux. A 5 km sur la D1, il faut emprunter vers la gauche le chemin menant à l’exploitation agricole de Sainte-Marie des Genêts. L’entrée artificielle de la cavité, fermée par une grille, s’ouvre une quinzaine de mètres à l’ouest du château, encore en ruines il y a 10 ans et reconstruit depuis peu en villa. Il faut demander l’autorisation de visite au propriétaire qui y loge. Le gouffre est marqué sur la carte IGN par un point noir sans dénomination, tout près du bâtiment de Ste-Marie.

La  cavité  possède  trois  orifices :  deux  supérieurs qui débouchent dans le plafond d’une salle avec un à pic de 7 m et une entrée praticable qui a été maçonnée et fermée par une grille en fer. L’ouverture de la grille donne accès à un escalier d’une vingtaine de marches qui débouche dans une salle de 7 m sur 4, éclairée par les deux orifices au plafond.

Au fond de la salle, sur la droite, un autre escalier de 32 marches, suit la paroi de la cavité pour aboutir, 7 m plus bas (Cote-14), à une autre salle de plus petite dimension. Au fond de cette salle part une galerie descendante où a été aménagé un autre escalier de 34 marches. On aboutit à un point bas, où s’ouvre un petit puits de 2 m sans issue. Mais en remontant 3 marches, on aboutit à une petite salle remontante, où à 2 m de hauteur a été aménagé un petit balcon. Un tel balcon avait aussi été aménagé dans l’escalier de 32 marches. La rambarde de ces deux balcons est faite en branches de béton armé imitant le bois. Nous rappelons que le béton armé fut inventé par Joseph-Louis Lambot, originaire de Montfort (Var). Il construisit en 1848 une barque en béton armé qui fut essayée sur le lac de Besse (Var). Au XIXe siècle, il était de bon ton de faire des imitations de branches en béton ! Toute la dernière partie de la cavité est ornée de nombreuses coulées et draperies de calcite; certaines ont été cassées pour bâtir en surface une petite grotte abritant une statue de la vierge.

Notre topographie ne représente que la partie aménagée de la cavité, la seule qui intéresse notre étude. Sur le balcon du fond, le Spéléo-Club de Marseille (CAF) à ouvert un petit orifice qui donne accès au reste de la cavité, où l’on atteint la cote-37 par un petit puits étroit et boueux.

Histoire connue

Nous avons pris connaissance du gouffre par l’inventaire spéléologique de la Sainte-Baume. [1] Cet ouvrage attribuait la propriété du gouffre au Général de Bouillane qui, dans la première moitié du XIXe siècle, en aurait fait un lieu d’initiation maçonnique. Mais quelques incohérences sur les dates nous amenèrent à faire des recherches. En fait, le fameux château ne figure ni sur la carte de Cassini (1765 ?), ni sur la carte d’Etat-Major (1820-1865). Quant à la feuille cadastrale B3 de 1809, elle mentionne le lieu-dit des Espèces, mais sans aucune construction.

Aujourd’hui, le « château » figure sur les cartes sous le nom de Sainte-Marie des Genêts, ou villa Sainte-Marie des Genêts. Ce nom vient-il de l’oratoire qui a été bâti juste à coté, sans doute dans la mouvance de Lourdes, à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe ? Imitant une petite grotte décorée avec des concrétions prises dans le gouffre, il abrite une petite statue de la Vierge.

Nous devons à Madame Amar-Carbone, présidente de l’association Cugistoria, les précisions sur l’occupation des Espèces. En fait en 1809, le lieu-dit des Espèces appartenait à un muletier Louis Bonifay de Claude, dit Coutagne et on n’y trouvait qu’une bergerie. Après plusieurs changements de propriétaire, Madame née Thérèse Daumas, épouse de Joseph Philippe Stanislas de Bouillane colombe en fait l’acquisition en 1879. Joseph de Bouillane était un riche Marseillais qui résidait au cours Julien, voie caractéristique de la ville. On ne sait pourquoi son épouse fit l’acquisition de ces terres. En 1884, la bergerie est transformée en maison d’habitation, puis en 1890, on construit une remise ainsi qu’une « bastide marseillaise », pompeusement appelée Château des Espèces. En 1893, le domaine est vendu à Alfred Gounelle, membre de la haute et riche bourgeoisie marseillaise. Il est vraisemblable de penser que le « Château » n’ait été qu’une résidence secondaire où l’on venait chercher l’air pur lors des beaux jours. On s’étonne que dans les années 1970, le « château » soit déjà à l’état de ruines. Ayant été abandonnée, l’habitation fut-elle pillée, perdant fenêtre et toiture, ce qui accéléra sa destruction ?

Le rang social de Joseph de Bouillane et d’Alfred Gounelle rend plausible qu’ils aient appartenu à la franc-maçonnerie et qu’ils aient pu être inspirés par les catacombes de Paris. Rumeurs ? Réalité ? De Bouillane aurait-il décidé, après exploration du gouffre, d’en faire un lieu d’initiations maçonniques ? Mais, pas de loge à Cuges et le voyage depuis Marseille était beaucoup plus long qu’aujourd’hui. Si réunions il y avait, elles devaient se faire dans une courte période de la belle saison. Vu les dates évoquées en supra, il est vraisemblable de penser que l’aménagement du gouffre se soit fait vers 1880-1890. Il paraîtrait que d’autres cavités de la région auraient été utilisées pour des réunions maçonniques, lors de mes nombreuses explorations je n’en ai pas eu connaissance, mais les gouffres sont tellement auréolés de fausses légendes…

On peut aussi imaginer qu’à une époque du tourisme naissant, où aristocrates et bourgeois étaient avides de curiosités naturelles nouvelles, le gouffre ait été un lieu surprenant où amener visiteurs ou invités qui venaient au château à la saison propice. Denis Allemand [2] évoque cette possibilité au Gouffre du Grand Caunet, non loin de là, au sud de Cuges-les-Pins. Y-aurait-il eu interaction entre les deux ?

Joseph Philippe Stanislas de Bouillane colombe (généalogie)

Considérations maçonniques

La configuration du gouffre permettait d’aménager des escaliers jusqu’au fond, sans entreprendre de gros travaux. Cependant, les dimensions exigües du fond ne permettaient pas à toute une loge de s’y réunir, seule la salle d’entrée le permettait. Peut-on penser que la petite terrasse aménagée au fond du gouffre ait pu servir de cabinet de réflexion ?

Rappelons que lors de son admission dans une loge, le futur franc-maçon doit s’isoler dans un cabinet de réflexion avant les épreuves d’initiation. Là, dans un noir presque complet, en compagnie d’un seul crâne humain, il doit attendre un long moment qu’on vienne le chercher. Cette symbolique rappelle au futur franc-maçon qu’il va passer des ténèbres du monde profane à la lumière de la maçonnerie. Le crâne, lui rappelle l’égalité de tous devant la mort. A cette époque, la spéléologie n’avait pas encore levé tous les mystères et légendes liés au monde souterrain et le pauvre postulant à l’initiation devait connaître de fortes angoisses, seul au fond du gouffre !

On comprend par ces lignes que les mystères du monde souterrain aient pu attirer certains francs-maçons. Ce fut le cas dans les souterrains de Paris et sa région, où de multiples symboles se rattachent à cette confrérie. Peut-on y lier cette phrase écrite à l’entrée de la partie visitable des catacombes [3] : Arrête, c’est ici l’empire de la mort, ou encore : si la curiosité t’a conduit ici, va-t-en ! Mais, les catacombes, situées au milieu d’une zone très peuplée étaient rapidement accessibles, ici nous étions à plusieurs heures de trajet de Marseille. Aux Espèces, nous n’avons relevé sur les parois aucune inscription qui puisse évoquer la maçonnerie. Il est vrai qu’au fond, les coulées de calcite récentes sur les parois, ont pu en effacer d’éventuels dessins ou écritures murales.

Gouffre du château des Espèces (plan)


Geneanet (logo) 315 x 46

BIBLIOGRAPHIE :

  1. Claude BONIFAY, 1948, Histoire de Cuges, Imp. Audibert.
  2. CLUB ALPIN FRANÇAIS, 1987, La Sainte-Baume souterraine, tome 1, p. 36. Edisud, Marseille.
  3. Denis ALLEMAND et alii, 2012, Le gouffre oublié, Archeologia n°495, Ed. Faton, Dijon.
  4. Gilles THOMAS & Pierre MATARESE, 2012, Rite d’intégration à l’ENSMP et rituel en usage dans la Franc-Maçonnerie, revue ABC Mines, Ecole des Mines de Paris, pp.37-52.

Anthologie2020PUB007

Erevina Mape
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