Le nationalisme dénaturé de la « Révolution tranquille » contre le nationalisme du pays réel du Premier ministre Maurice Duplessis

Je partage ci-dessous un autre article qui fut publié à l'origine sur le site internet de La Renaissance catholique au Canada. Il fait suite aux trois articles précédents, soit : "Au mythe de la « grande noirceur » va succéder un autre mythe, façonné par ses artisans : celui d’une « Révolution tranquille » des années 1960" (22 septembre 2022), "Depuis l’abolition du Conseil législatif en 1968, le Québec est dirigé par des partis politiques et un gouvernement irréguliers, illégitimes et illégaux" (20 septembre 2022) et "Le discours émouvant et empreint de vérité de Patrice Tardif lors de l’adoption du projet de loi 90 et l’abolition du Conseil législatif du Québec" (30 août 2022).

Cet article permet de jeter un regard nouveau sur la période duplessiste au Québec, qui est souvent qualifiée,— par ses calomniateurs et ses opposants —, de « Grande Noirceur ». Publier cet article ne fait pas de moi un « duplessiste ». Je fonctionne tout simplement selon mes convictions personnelles selon lesquelles il faut avoir une lecture diversifiée si l'on veut se forger une opinion juste et équilibrée. Il ne faut pas seulement se fier à la propagande à sens unique, sans aucun autre discernement ni jugement personnel.


Maurice Duplessis, un ultramontain en démocratie

Ouvrons aujourd’hui l’un des dossiers les plus importants de notre Histoire sainte du Canada : la vie et l’œuvre de Maurice Duplessis. Si, plus de trente ans après sa mort survenue en 1959, on lui reconnaît généralement le mérite d’avoir mis fin à la lente désintégration du Canada français orchestrée par les gouvernements libéraux d’Ottawa et subie passivement par ceux de Québec, il n’en demeure pas moins très contesté. C’est que cet homme porte une marque indélébile d’infamie : il se jouait de la démocratie. De nos jours, cela ne pardonne pas, mais attise notre intérêt et justifie une étude sérieuse qui répondra à deux questions : un ultramontain peut-il agir pour le bien commun dans un cadre démocratique ? Comment le Canada français a-t-il pu faire fléchir un gouvernement fédéral hostile, ainsi que les autres provinces habituellement plus proches d’Ottawa que de Québec ?

Si nous voulons déterminer les solutions à l’actuelle crise constitutionnelle, la méthode de l’empirisme organisateur nécessite les lumières de l’histoire. Une étude volontaire de l’œuvre de Maurice Duplessis s’impose donc. Pourquoi “ volontaire ” et non pas “ objective ” ? Parce qu’elle se veut délibérément ordonnée à la recherche du bien commun du Canada et de l’Église catholique, étant démontré par ailleurs qu’il est vital pour le Canada français catholique d’appartenir à ce plus vaste ensemble politique qu’est le Canada d’une mer à l’autre.

Guy Boulianne - Podcast général - Radio Impact
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Débat entre les historiens Conrad Black et Léandre Bergeron (CBC, 1974)
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I. Une inébranlable fidélité à son père.
La jeunesse et la montée au Parti conservateur

Plus que pour d’autres grands hommes peut-être, l’étude de la jeunesse de Maurice Duplessis s’avère indispensable pour la compréhension de son action future. On regrette que ses biographes, y compris Robert Rumilly auquel nous renvoyons cependant notre lecteur, soient superficiels dans le récit des trente premières années du futur premier ministre de la Province. Ils bénéficient cependant d’une bonne excuse : Duplessis, homme modeste, était très discret sur lui-même. Si la calomnie y trouva son compte, l’historien n’est guère favorisé.

Une enfance au cœur du mouvement ultramontain

Maurice Duplessis et ses sœurs Marguerite, Jeanne, Étiennette et Joséphine-Gabrielle, 1897.

Maurice Duplessis est né le 20 avril 1890. Son père, Nérée Duplessis, est avocat à Trois-Rivières. Son honnêteté foncière et sa bonté lui valent l’amitié de Mgr Laflèche, et par lui de toutes les personnalités du mouvement ultramontain dont l’évêque a pris la tête depuis la retraite de Mgr Bourget. On ne vient pas dans la cité trifluvienne consulter le prélat sans aller dîner chez Me Duplessis. Ce sont ces amitiés qui le “ pousseront ” sur la scène politique. Jouissant de l’estime de la population, il sera élu sans peine député, puis maire de Trois-Rivières.

C’est donc dans un milieu bourgeois très ouvert sur l’intérêt public et la vie de l’Église que se déroulent les huit premières années du jeune Maurice. Un enfant heureux, vif, intelligent, élevé virilement au milieu de ses quatre sœurs par une mère affectueuse dont nous noterons l’origine écossaise. Duplessis sera parfaitement bilingue, et aura toujours du respect pour la minorité anglophone de la Province, nous aurons à y revenir. Il faut insister sur cette première enfance heureuse, illuminée de l’affection maternelle et dominée par l’admiration sans bornes pour son père. Nous aurions bien tort de faire de ces ultramontains de sombres intégristes jansénistes. Et il n’est peut-être pas exagéré de penser que l’idéal du fils de Nérée Duplessis, devenu premier ministre, sera de travailler pour que ses administrés aient des conditions de vie familiale semblables aux siennes.

1898 est une année funeste pour les ultramontains. Mgr Laflèche meurt cette année-là, tandis que le libéralisme s’installe impunément au pouvoir, soutenu en fait par Rome. Sans chef, désorienté, le mouvement se divise irrémédiablement. Mais 1898, pour le petit Maurice, c’est la première année loin du giron familial. Il est envoyé au collège des Pères de Sainte-Croix à Montréal. Le portier de l’établissement n’est autre que le frère André, dont la notoriété commence à se répandre. L’enfant et le saint thaumaturge s’estimeront mutuellement, et ne s’oublieront jamais. L’écolier figure au palmarès, et son père lui écrit : « J’espère que tu feras en sorte de toujours continuer à me rendre douce et agréable cette deuxième moitié de ma vie qui me reste… »

L’origine de la vocation politique

Or, le bonheur de cette enfance va soudainement être troublé. Nous sommes en décembre 1900. Aux élections provinciales, son père qu’il admire tant est battu, et c’est d’ailleurs une déroute générale pour les ultramontains. L’enfant n’a que dix ans, mais il prend la résolution de venger son père. La suite nous montrera que ce n’est pas une simple résolution d’enfant, ce sera l’idéal de toute une vie.

Il fait de brillantes études secondaires au séminaire de Trois-Rivières. Il y reçoit une solide formation classique. Tout au long de son adolescence, sa passion de la politique ne se dément pas. Il connaît par cœur la carte électorale de la Province. Il adhère au même parti que son père, le Parti conservateur, qui n’est pourtant qu’un fantôme de parti comparé au puissant Parti libéral de Laurier ou au mouvement nationaliste d’Henri Bourassa. Au séminaire, ses maîtres sont acquis à Bourassa dont l’influence s’étendra certainement à l’adolescent, peut-être en le convainquant du bien-fondé du système démocratique au Canada. Toutefois, à seize ans, il se distingue en récusant l’anglophobie démagogique du moment.

Il suit de près la campagne électorale de 1908. Dans un Trois-Rivières qui se relève à peine du grand incendie et qui s’industrialise, l’habileté avec laquelle le candidat libéral manie la populace le fascine. Il prend sa première leçon de réalisme politique.

1913 – Une brillante carrière d’avocat

Ses études de droit à Montréal lui permettront de fréquenter les amis conservateurs de son père. Certains voient déjà en lui la relève. Il est vrai qu’il est jeune, honnête, très intelligent – c’est un brillant stagiaire –, dynamique. Mais lui, peu à peu, acquiert la conviction que son père et ses amis s’illusionnent. Face à la “ machine libérale ”, l’honnêteté et la compétence pèsent bien peu.

Aussi revient-il à Trois-Rivières pour ouvrir un cabinet d’avocat. Il a vingt-trois ans. Son père est nommé peu de temps après juge à la cour supérieure.

Tout en résistant aux pressions d’Arthur Sauvé, le chef du Parti conservateur et le père de Paul, son futur “ dauphin ”, Duplessis continue toujours à suivre de près le jeu politique. Il observe comment Bourassa fait le jeu de Laurier en divisant les votes de droite. Le résultat ne se fait pas attendre, le Parti conservateur ne dépasse pas les cinq sièges, et Bourassa n’aboutit à rien.

En 1920, il connaît un drame personnel dont il ne parlera pratiquement jamais. Il s’éprend d’une jeune fille de Trois-Rivières, belle, intelligente, mais peu instruite. Elle est fille d’un marchand de charbon. La famille, les tantes surtout, accepte mal cette union. Duplessis y renonce et décide de ne jamais se marier. Il sera totalement libre pour la politique.

En attendant, il s’adonne avec un grand succès à la pratique du droit. En quelques mois, il devient le meilleur avocat de la région, sa salle d’attente ne désemplit pas. Il est populaire, par goût, par tempérament, à l’imitation de son père. Les ultramontains d’ici, comme les légitimistes français, aiment le peuple. Il connaît à fond ses dossiers qu’il prépare avec minutie et sans perte de temps. Il est doué d’une mémoire prodigieuse. Remarquons enfin que dès cette époque, et ce sera vrai jusqu’à sa mort, il ne cherche pas à faire fortune : ne le paient que ceux qui en ont les moyens. Ses loisirs ? Ils sont occupés d’ouvrages relatant l’histoire du Canada depuis la Confédération. Dis-moi ce que tu lis, je te dirai ce que tu es, ou ce à quoi tu te prépares.

Duplessis entre en politique

Mademoiselle Auréa Cloutier

En 1921, les conservateurs reprennent la mairie de Trois-Rivières aux libéraux. Joie. Mais Duplessis la tempère en montrant que cette victoire n’est que la résultante d’une division momentanée et locale du parti adverse. À la différence de ses amis, il a compris le fonctionnement de la mécanique électorale. Il les persuade qu’il faut absolument la maîtriser, ou bien renoncer au pouvoir. Il se décide à entrer en politique pour organiser le Parti conservateur à Trois-Rivières. C’est un échec, mais ses talents de tribun populaire s’y révèlent, et sa popularité ne tarde pas à dépasser celle du candidat officiel. C’est donc lui qui porte les couleurs des conservateurs aux élections suivantes, celles de 1923. La victoire ne lui échappe que de trois cents voix.

Entre-temps, il continue de plaider. Il engage celle qui sera sa fidèle secrétaire jusqu’à la fin, Mademoiselle Auréa Cloutier. Elle a alors vingt-sept ans, et s’inquiète de savoir s’il ne la trouve pas trop vieille. Il lui répond simplement : « Vous savez bien que si je voulais en trouver une plus jeune, ce ne serait pas difficile. »

À la même époque, il refuse avec obstination de se présenter sur la scène fédérale. Car il est évident, pour ce passionné d’histoire du Canada, que le sort des Canadiens français se joue à Québec et non à Ottawa. En cela, nos analyses rejoignent les siennes : les Canadiens français divisés ne peuvent influencer les décisions du gouvernement fédéral. Unis, ils pèsent d’un tel poids sur la vie politique du Canada qu’aucun parti ne peut garder le pouvoir à Ottawa sans eux. Dans les conditions actuelles, explique-t-il à ses partisans, monter à Ottawa en prétendant défendre les Canadiens français ne peut être que de la vanité. Il ne faut penser qu’aux prochaines élections provinciales et se préparer à gouverner, même au risque de prendre le contre-pied d’Henri Bourassa. Mademoiselle Cloutier témoignera qu’il étudie déjà les législations étrangères, notamment celles qui réglementent les accidents du travail, domaine où nous sommes, en ces années-là, très en retard.

« Surveillez ce jeune homme. Il ira loin »

Louis-Alexandre Taschereau, vers 1930.

Enfin, il est élu député de Trois-Rivières aux élections provinciales, le 16 mai 1927. Sa campagne a été extraordinaire. C’est déjà le style Duplessis : se gagner la sympathie de l’électorat et piéger l’adversaire. Le retentissement dans toute la province est indéniable, mais les libéraux n’en sont pas ébranlés pour autant, puisque les conservateurs n’obtiennent que dix sièges dans toute la province.

Quoique ses partisans exultent, Duplessis, lui, reste calme. Ses collègues du caucus conservateur en sont impressionnés au point que certains seraient disposés à en faire immédiatement leur chef. Il est tout de même trop jeune à la Chambre pour cela. Cependant, son ami Arthur Sauvé qui reste à la tête du parti, lui demande de répliquer au nom de l’opposition au discours d’ouverture de la nouvelle session parlementaire. Duplessis accepte, il est prêt.

Le 19 janvier 1928, il « crée l’événement », comme disent les journalistes. Ce jeune député, encore pratiquement inconnu du sérail politique, prononce un discours qui restera dans les annales parlementaires comme un chef-d’œuvre du genre. La précision des critiques de la politique gouvernementale impressionne aussi bien les élus que les fonctionnaires. Le ton, modéré, est ferme. Le programme de l’opposition est exposé sans emphase et sans démagogie. L’effet produit est tel que le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau ne peut s’empêcher de traverser la Chambre pour aller serrer la main de l’orateur. « Surveillez ce jeune homme, dira-t-il à son entourage, il ira loin. » Pressentant qu’il vaut mieux l’avoir avec soi que contre soi, il lui fait miroiter une brillante carrière au Parti libéral, il essaie même de le marier à sa nièce. Mais tout cela en pure perte.

Les lettres de félicitations pleuvent. Citons celle de Mgr François-Xavier Cloutier, l’ami et successeur de Mgr Louis-François Laflèche  : « On attendait beaucoup du député de Trois-Rivières. Il n’a déçu personne ; il a même dépassé les prévisions… Continuez dans cette voie ; de grands succès vous sont réservés. » Mais c’est certainement la lettre d’un de ses anciens professeurs du séminaire qui lui fit le plus plaisir. Elle commence par ces mots : « Tel père, tel fils, tu dépasseras la députation actuelle de cent coudées. » Nérée Duplessis est bien vengé. Sa mort, survenue quelques mois auparavant, lui ôtait cependant d’assister à un tel triomphe, qui n’était pourtant qu’un premier pas.

Un jeune député infatigable

Duplessis sera toute sa vie un bourreau de travail, « le plus assidu et le plus travailleur des députés », mais toujours dans le but d’accéder au pouvoir et de mieux administrer la Province. C’est ainsi, par exemple, qu’il devient au Parlement l’avocat attitré des municipalités contre les grandes compagnies industrielles anglophones. L’avantage électoral est indéniable. Il se pose en défenseur des Canadiens français, en même temps qu’il se mérite l’estime des gens d’affaires par sa connaissance des dossiers et sa modération.

À Trois-Rivières, il continue d’exercer sa profession d’avocat avec la même conscience professionnelle qui fait de ses clients ses plus fidèles partisans. Il “ soigne ” son comté, et prend le temps d’écrire de sa main une petite lettre pour féliciter l’un, ou partager la peine de l’autre.

L’intermède Houde. 1928-1931.

Camillien Houde, chef du Parti conservateur du Québec (1929-1931).

Malgré tout cela, l’irrésistible ascension du nouvel élu paraît sérieusement compromise à la fin de 1928 par Camilien Houde. Cette grande figure du Montréal de l’entre-deux-guerres, haute en couleur, a profité d’une élection partielle pour se faire élire député provincial. Il est au faîte de sa popularité, bien que chez lui la truculence remplace trop souvent la compétence. Il n’empêche qu’il se trouve un bon nombre de conservateurs pour le préconiser comme chef, dans l’espoir de rallier les voix populaires. Mais d’autres comprennent le danger de cette démagogie, et font pression sur Duplessis pour qu’il se présente à la chefferie contre Houde. Il s’y refuse sans hésiter  : « Mon heure n’est pas venue. Il ne faut pas qu’il en soit question. »

Il participe au Congrès de Sherbrooke, un peu en retrait. Ses interventions y modèrent tout de même les revendications démagogiques du parti, qui lui paraissent propres à effaroucher les hommes d’affaires. Il ne s’oppose en rien à l’élection triomphale de Camilien Houde, qui prononce alors un discours, mémorable en son genre : « 1. Dehors la clique ; 2. Plus vite que cela ; 3. Ça presse. » Le style, c’est l’homme. Les amis de Duplessis sont furieux, il les calme. « Il y a deux sortes de mauvais chevaux, dans une course, leur dit-il, ceux qui partent trop tard et ceux qui partent trop tôt […]. Vous allez voir Houde monter jusqu’au sommet de la colline, mais rendu là, il va redescendre sur l’autre pente. »

Et de reprendre son inlassable labeur au Parlement. Dès cette époque, son humour égaie les séances. Prenons le temps de citer l’une de ces reparties, qui le rendent irrésistiblement populaire en lui donnant toujours le dernier mot. Au premier ministre Taschereau qui lui demande si l’accident de la route dont il a été victime lui a donné l’occasion de réfléchir sur ses erreurs politiques, Duplessis répond : « Monsieur le Premier ministre, l’opposition ne réfléchit jamais accidentellement. » Taschereau peut encore se permettre de rire en toute quiétude, mais cela ne durera pas.

En 1930, à Ottawa, les libéraux doivent céder le pouvoir aux conservateurs de Benett, qui profitent du mécontentement populaire causé par les retombées catastrophiques de la grande crise économique de 1929. À Québec, Taschereau craint le même sort. La meilleure défense étant encore l’attaque, il se décide à mener une lutte terrible contre Houde, à la faveur des élections municipales de Montréal. Menacé dans ce qui lui tient le plus à cœur, Houde délaisse ses activités parlementaires pour regagner son fief. Duplessis a alors le champ libre pour se comporter en chef de l’opposition. Il se fait respecter de tous, en particulier des fonctionnaires que sa compétence impressionne chaque jour davantage.

Houde est réélu triomphalement maire de Montréal, mais Taschereau déclenche les élections législatives. Nous sommes en août 1931, et c’est un triomphe… libéral. Ô logique démocratique ! Houde perd son siège de député quelques semaines après sa réélection à la mairie. Les Trifluviens, quant à eux, renvoient Duplessis au Parlement avec une majorité confortée. Tout ne le désigne-t-il pas alors à la chefferie du Parti conservateur ? Non, pas encore. Il y laisse volontairement désigner le candidat de Houde, C.-E. Gault, un brave homme sans aucun caractère qui ne ravira pas à Duplessis la vedette lors des débats parlementaires. Il préfère attendre son heure… Elle ne tardera pas.

Deux traits de la politique de Duplessis

Remettons-nous dans le contexte de l’époque : la grande crise économique de 1929 frappe de plein fouet notre Province. Pour en saisir l’ampleur, réalisons que le Québec ne retrouvera son niveau économique de 1928 qu’en 1942, grâce à l’effort de guerre. L’administration routinière des libéraux est dépassée. Deux constatations s’imposent aux yeux de l’observateur politique de la session parlementaire de 1931-1932, qui revêt dans un tel contexte une importance singulière.

La première est que Duplessis domine ses collègues par l’aisance du discours, et surtout par le contenu. Il a cette imagination qui fait cruellement défaut aux libéraux usés par le pouvoir, sans pour autant se laisser aller à proposer des solutions simplistes et démagogiques qu’affectionnent nombre de conservateurs. C’est pourquoi il refuse le principe d’une législation générale pour contrer l’envahissement du capitalisme anglo-protestant ; qu’on limite certes les abus, mais sans décourager les investissements indispensables dans la lutte contre le chômage.

La seconde est que, vis-à-vis d’Ottawa, le même pragmatisme prévaut chez lui à rencontre des nationalistes de son parti. C’est d’abord pour lui une question de bon sens politique : ce n’est pas en pleine crise économique qu’on bouleverse un ordre politique. Mais il sait aussi que cet antagonisme entre les deux communautés historiques du Canada est une question périodiquement agitée par les libéraux, lorsqu’il s’agit de détourner le mécontentement populaire de leur gestion désastreuse des affaires. Aussi se refuse-t-il d’intervenir dans ce jeu qui ne profite qu’à l’adversaire politique.

Ses interventions n’influencent pas encore le vote de la majorité libérale, mais il se trouve de plus en plus de fonctionnaires pour envisager avec contentement une collaboration future.

1932 – L’heure de Duplessis a sonné

La deuxième raison pour laquelle la session parlementaire de 1932 est mémorable, c’est pour la première fois l’apparition d’une scission au sein du Parti libéral. Un groupe de députés mené par Oscar Drouin, influencé par le nationalisme d’Henri Bourassa, critique la politique de Taschereau, jugée non sans raison trop accommodante pour les intérêts financiers américains. « Non au Parti libéral ! » commence-t-on à répéter. L’heure de Duplessis a sonné.

À la différence des journalistes parlementaires, il saisit immédiatement que la division des libéraux est plus profonde et plus durable qu’il n’y paraît. D’une part, l’ampleur de la crise économique et l’aboulie politique de Taschereau entraîneront nécessairement un vif mécontentement populaire. Plusieurs députés menacés dans leur réélection ne craindront plus alors de critiquer leur chef. D’autre part, les idées généreuses de Drouin et les intérêts des capitalistes qui subventionnent généreusement le Parti sont évidemment incompatibles au point qu’une réconciliation est inconcevable. La suite des événements donnera parfaitement raison à l’analyse de Duplessis. Depuis lors, le Parti libéral du Québec n’a cessé de souffrir de la même division interne. Elle provoquera la victoire péquiste, elle permettra peut-être demain l’indépendance.

Revenons à 1932. De peur que les libéraux comprenant la menace ne resserrent des rangs trop fraîchement disjoints, Duplessis se garde bien d’exploiter immédiatement son avantage. Mais il est temps pour lui de s’emparer de la direction du Parti conservateur.

La défaite de Camilien Houde aux élections municipales d’avril 1932 à Montréal lui facilite les choses.

Les hommes les plus responsables du Parti conservateur, les Armand Lavergne, Louis Francœur, Noël Dorion, Jean Mercier, comprennent eux aussi que l’insatisfaction générale envers le gouvernement Taschereau leur donne une chance d’emporter les prochaines élections. Et, quoiqu’ils sachent que Duplessis ne partage pas le radicalisme de leur nationalisme, ils se tournent vers lui parce qu’il est le seul à être compétent et à avoir une popularité qui peut estomper celle de Houde. Comprenons bien que Duplessis leur paraît le “ sauveur ” du Parti conservateur, mais qu’il ne leur devra rien. Ils vont le chercher, étant eux-mêmes dans une position de faiblesse qui lui permet, à lui, d’accepter sans rien promettre. Duplessis récolte là le fruit de sa patience politique, puisqu’il a su s’effacer devant un homme populaire mais incapable. Le jour venu, l’incapacité a fait fondre la popularité, le chemin est libre sans aucune compromission.

Une convention du Parti est convoquée pour le début d’octobre 1933 à Sherbrooke. Dans les semaines qui précèdent, Duplessis fait flèche de tout bois au parlement. Il y annonce déjà les grandes lignes de son programme en dénonçant soit la politique antisociale du gouvernement qui n’a pas empêché le déficit, soit la politique agricole qui n’a pas soutenu suffisamment la colonisation. Les démonstrations sont si fortes et pondérées qu’au sein même des rangs libéraux c’est de plus en plus ouvertement que les frondeurs du vieux Parti libéral l’approuvent.

Si bien que, malgré l’opposition tenace de Houde et de ses partisans, Duplessis est élu le 5 octobre 1933 chef du Parti conservateur. Le Devoir, les Caisses populaires, les sociétés de colonisation et l’ordre de Jacques Cartier ont appuyé sa candidature sans obtenir de lui le moindre engagement.

Rumilly rapporte que, le lendemain de cette élection, quand le premier ministre Taschereau entra au parlement avec sa ponctualité ordinaire, le garçon de l’ascenseur lui dit, tout joyeux : « On a passé notre homme à Sherbrooke. » Si le “ pays réel ” triomphait déjà, le “ pays légal ”, même conservateur, était plus modéré. La classe politique sentait-elle déjà confusément qu’elle venait de promouvoir celui qui devait s’en rendre le maître ?

II. La formation de l’Union nationale
et les six premiers mois de gouvernement.
La cause de la débâcle du Parti Conservateur

Avant de nous lancer dans l’histoire de la fondation de l’Union nationale et pour comprendre l’action de Maurice Duplessis, il nous faut saisir son apport à la tradition ultramontaine héritée de son père. Il a été le premier à déterminer la cause exacte de l’interminable suite de défaites électorales du Parti conservateur, notamment depuis 1885. C’est la nécessité d’une alliance des conservateurs franco-catholiques avec les anglo-protestants qui l’explique. Elle implique un programme moins nationaliste, moins catholique, moins traditionnel, que lorsque des conservateurs franco-catholiques se présentent aux élections provinciales. Les mêmes hommes sont contraints à des discours différents selon l’élection du moment, fédérale ou provinciale. Une différence, un flou dont s’est saisie la propagande libérale pour en faire une trahison des intérêts canadiens français sur l’autel de l’ambition politique.

Le passionné d’histoire parlementaire qu’est Duplessis a observé que les libéraux à Ottawa ne manquent pas une occasion de soulever des questions où divergent les intérêts anglophones et francophones, protestants et catholiques. Comme les anglo-protestants sont majoritaires, c’est toujours la solution la plus contraire aux intérêts de l’électorat franco-catholique qui est adoptée par le parlement. Ainsi le Parti libéral peut persuader les Canadiens français que le vote conservateur trahit leurs intérêts, ce qui explique que l’électorat de la Province se soit détourné du Parti avec lequel il a pourtant le plus d’affinités !

Les conditions de la victoire du Parti Conservateur

Duplessis comprend alors que les conservateurs doivent cesser de courir deux lièvres à la fois : le pouvoir à Ottawa et le pouvoir à Québec. Puisque les Canadiens français sont minoritaires dans la Confédération, il est illusoire de croire que la présence de quelques-uns d’entre eux dans les instances des partis politiques peut assurer la protection de la communauté ; l’histoire est là pour le prouver malheureusement Par contre, Duplessis est persuadé que si les conservateurs fondent un parti voué uniquement à la Province, les Canadiens français s’y reconnaîtront sans peine. Ce parti aurait alors une telle assise électorale dans la Province qu’il serait en fait l’arbitre des élections fédérales. Duplessis conçoit le gouvernement de Québec comme le défenseur naturel du Canada français catholique au sein de la Confédération : un rôle que les députés fédéraux du Québec ne peuvent assumer, même s’ils sont membres du cabinet fédéral.

Mais la puissance des libéraux s’explique aussi par le soutien d’un grand nombre de financiers et d’industriels dont ils favorisent les agissements, une fois au pouvoir. Pour Duplessis, les conservateurs doivent avoir une politique très ferme de stabilité sociale et économique pour casser cette alliance de la finance et de ses adversaires politiques. Il faut en arriver à ce que les gens d’affaires aient un intérêt plus grand à une gestion conservatrice qu’au laisser-aller libéral.

Nous avons là les deux principes de l’action politique de Duplessis : d’une part former un parti politique provincial bien implanté au point qu’il soit aussi un élément indispensable de la politique fédérale, d’autre part, s’attirer la sympathie du monde des affaires pour développer la Province sans la lui livrer pour autant. Tout ce que nous allons étudier à partir de maintenant s’éclaire par ces deux principes. C’est le génie de Maurice Duplessis de les avoir dégagés par sa réflexion sur l’histoire des cinquante premières années de la Confédération.

C’est de “ l’empirisme organisateur ” qui dégage les conditions du bien commun d’une communauté historique de l’étude réaliste de son histoire. Mais cela peut paraître du “ pragmatisme ” voire de “ l’opportunisme ”. C’est ainsi que l’ont généralement perçu les auteurs. Car il faut bien comprendre que le contexte politique de l’époque empêche Duplessis de faire école. Exposer cette doctrine, c’est la condamner à mort en liguant contre soi, en plus des libéraux, tout le pays légal fédéral et le monde des affaires qui s’y trouve piégé. S’il ne veut pas devenir une marionnette entre leurs mains comme le fut Henri Bourassa, Maurice Duplessis doit renoncer à expliquer pour se contenter d’agir. Mais les actes parlent, et la leçon est donnée pour les chefs du Canada français de demain.

Offensive tous azimuts du chef de l’opposition

Revenons maintenant aux événements de 1933. Retrouvons Maurice Duplessis chef de l’opposition au parlement de Québec. Nous ne nous étonnons plus de le voir prendre aussitôt ses distances avec les conservateurs fédéraux, même au prix de l’exclusion de trois députés récalcitrants.

Il dépose un projet de loi pour un crédit agricole plus perfectionné que celui de l’Ontario, un modèle pour l’époque. Il est repoussé par la majorité libérale, mais Duplessis gagne la sympathie de l’électorat des campagnes.

Il engage sans tarder une grande campagne contre le système des droits de coupe des compagnies de papier. Il demande que les permis soient annuels et non plus permanents pour que la Province garde le contrôle de la forêt, sa principale richesse naturelle. L’amendement est repoussé, discipline de Parti libéral oblige, mais au grand regret des députés libéraux les plus nationalistes.

Maurice Duplessis, chef du Parti conservateur, et Paul Gouin, chef de l’Action libérale nationale lors d’une réunion politique à Québec en 1935.

En concurrence avec l’Action libérale et nationale

En 1934, Paul Gouin regroupe ces libéraux de plus en plus exaspérés par la politique du Premier ministre Taschereau. Ils veulent une politique ferme contre les trusts et le gouvernement fédéral. Ils veulent aussi la nationalisation de l’électricité. Ils fondent “ L’Action libérale et nationale ” qui connaît une expansion extraordinairement populaire et rapide soutenue par l’ordre de Jacques Cartier. Ils sont les premiers à produire des émissions radiophoniques hebdomadaires pour expliquer leur programme, et ils organisent de grandes assemblées populaires dans toute la Province avec succès.

Cette extraordinaire popularité de l’A.L.N. atteint directement le régime de Taschereau, mais elle est aussi un obstacle pour Duplessis. Si la volonté de défendre le Canada français rapproche l’A.L.N. du Parti conservateur, elle n’en reste pas moins libérale et son programme conduit à l’affrontement avec le gouvernement fédéral. Ce que Duplessis ne veut à aucun prix. À ses yeux cela se terminerait par une victoire fédérale ou par le séparatisme, deux issues aussi catastrophiques l’une que l’autre pour un ultramontain. Duplessis se doit donc de supplanter Paul Gouin.

À son tour, il parcourt la Province : plus de deux cents discours en trois mois. Il parvient sans peine à dépasser Gouin à l’applaudimètre ; cependant, comme le Parti conservateur n’arrive pas à augmenter d’une manière significative le nombre de ses adhérents, Duplessis se décide à un rapprochement avec l’A.L.N., « mais c’est pour mieux te manger, mon enfant ». Il gauchit son programme, insiste sur son projet de crédit agricole, parle de l’électrification des campagnes mais semble oublier la nationalisation de l’électricité. Surtout il se lance à l’attaque du régime Taschereau, « le cimetière de nos droits ».

Il profite de la session parlementaire des premiers mois de 1935 pour mener la vie dure au gouvernement avec son brio habituel. Paul Gouin en est très impressionné ; il commence à considérer qu’un tel homme serait profitable à l’A.L.N.

Duplessis et le chanoine Groulx

Duplessis ne hâte rien, et continue sa campagne préélectorale. Un beau jour, il accepte de dîner avec le chanoine Groulx, le maître à penser de l’A.L.N., mais la rencontre tourne mal si l’on en croit Rumilly : « Le savant historien au cours du repas se lance dans un sermon pédagogique et ampoulé sur les exigences et les défis de la vie publique. Insensible au prestige du “ maître ”, Duplessis répond en énumérant tout ce qu’il a fait à l’assemblée et conclut par ces mots qui scellent une grande inimitié : “ Monsieur l’Abbé, vous êtes un grand historien, mais vous ne devez pas avoir le temps de suivre l’actualité ”. »

Au-delà de l’anecdote, retenons la défiance de Duplessis vis-à-vis des intellectuels. Leur nationalisme lui semble jeu de l’esprit dans lequel ils se complaisent sans aucun résultat tangible. L’épisode nous montre aussi que Duplessis n’est pas un courtisan, fût-ce d’un homme si influent que le chanoine Groulx.

L’alliance des Conservateurs et de l’Action libérale et nationale

Pendant ce temps, le Premier ministre Taschereau se décide à déclencher les élections provinciales. Les élections fédérales viennent de renvoyer une confortable majorité de députés libéraux à Ottawa, et tous les espoirs sont permis à Québec à condition que l’opposition reste divisée…

Gouin et Duplessis comprennent qu’il est nécessaire de s’allier. L’A.L.N. a beaucoup de succès, mais n’a pas de chef de grande envergure politique et connaît de sérieuses difficultés financières. Le Parti conservateur, lui, a un chef, de l’argent, mais peu de troupes. Les négociations n’en sont pas moins laborieuses. Le prestige de Duplessis inquiète les dirigeants de l’A.L.N., et surtout la vieille inimitié entre libéraux et conservateurs ne s’efface pas d’un coup.

Même le Frère André, oui le saint Frère André, a toutes les peines du monde à convaincre un conseiller de Gouin, qui l’accompagne visiter les malades, qu’il faut accepter une entente contre les “ rouges ”.

Le 7 novembre 1935, on arrive à un accord. Encore aura-t-il fallu pour emporter les hésitations de Gouin qu’une fuite habilement organisée, devinez par qui, en livre le texte à la presse. Gouin est contraint de signer sous peine de perdre toute crédibilité. L’Union nationale est ainsi fondée, le chef en est Maurice Duplessis. En cas de victoire électorale, il sera Premier ministre, et l’A.L.N. se répartira les portefeuilles ministériels.

Aux élections du 25 novembre 1935, le Parti libéral remporte quarante-huit sièges, mais l’Union nationale quarante-deux. Taschereau demeure Premier ministre de la Province. En vieux briscard de la politique, il ne s’affole pas. Tout laisse présager qu’une “ union nationale ” si composite connaîtra dans peu de temps la désunion. Il s’emploie à la provoquer en annonçant des réformes importantes comme la pension vieillesse que le même Taschereau refusait avec obstination depuis 1927. Cette ouverture séduit Paul Gouin, dont la délicate conscience libérale lui reproche l’alliance avec les “ bleus ”. Il sent aussi ses troupes lui échapper, subjuguées par Duplessis qui est en train d’imprimer à la session parlementaire un cours tout à fait inattendu.

Le lieutenant-gouverneur du Québec, Ésioff-Léon Patenaude, et le cabinet Duplessis, 1936.

Le comité des comptes publics ou
l’élimination de l’adversaire et de l’allié politiques

Le député de Trois-Rivières, chef de l’opposition, a en effet convoqué le “ Comité des comptes publics ” pour le 7 mai 1936. Cette instance parlementaire dotée d’importants pouvoirs d’investigation était tombée dans l’oubli ; l’opposition a toujours eu peur de faire rugir le vieux lion libéral… et puis tout le “ pays légal ” est honnête, c’est bien connu. Il n’empêche que Duplessis annonce pour le 7 mai des révélations fracassantes. Personne, y compris à l’Union nationale, ne sait exactement ce qui va se passer.

Duplessis s’est assuré le concours de la radio pour retransmettre “ l’événement ”. Pour la première fois de notre histoire, il révèle les malversations financières d’un honnête gouvernement démocratique. Quatre semaines durant défilent devant le comité des ministres, des hauts fonctionnaires, des membres de leurs familles, y compris celle du Premier ministre. Pour les confondre, un seul accusateur : Duplessis. Seul, il mène tous les interrogatoires, précis, impitoyable, implacable, avec un humour féroce.

Le 11 juin, Taschereau démissionne.

Paul Gouin qui est le fils du prédécesseur de Taschereau à la tête du Parti libéral, ne l’oublions pas, n’approuve pas le procédé de Duplessis qui le choque. Mais la victoire électorale est là, à portée de main. Aussi propose-t-il au chef conservateur le renouvellement de l’alliance de novembre 1935, pour assurer à son parti au moins l’attribution des ministères, se résignant à le voir succéder à Taschereau. Duplessis, qui maintenant n’a plus besoin de l’A.L.N., refuse. L’Union nationale est désormais le parti de Duplessis, mais d’un Duplessis plus prudent que jamais, et qui se garde bien de promettre quoi que ce soit à ceux qui abandonnent Gouin. Il leur laisse simplement entendre qu’ils seront satisfaits.

Le 17 août 1936, écrasante victoire de l’Union nationale : soixante-seize sièges. Les libéraux en gardent tout de même quatorze, mais leur nouveau chef, Adélard Godbout n’a pas été élu.

Un chef incontestable

Le nouveau Premier ministre a le triomphe modeste. Il n’oublie pas que la majorité des membres de son parti sont d’origine libérale… Le conflit ne tarde pas à éclater. Le chantre de la nationalisation de l’électricité, le docteur Hamel, entend bien devenir ministre des ressources hydroélectriques du nouveau cabinet, Duplessis ne lui a-t-il pas promis qu’il serait ministre ? Duplessis tient parole et lui propose de devenir ministre… sans portefeuille. Il annonce que la nationalisation est renvoyée aux calendes grecques, pour études financières complémentaires et négociations avec le gouvernement fédéral et ceux des autres provinces. S’estimant « insulté », Hamel quitte le parlement en claquant la porte. Il crie à la trahison et réunit ses partisans au château Frontenac ; la tension monte. Le Premier ministre fait charger la police et procéder à des arrestations.

L’Union nationale a compris. Duplessis est désormais le seul chef, il ne se laissera intimider par personne.

La haine des démocrates-chrétiens

Nous n’avons pas de peine à imaginer le désenchantement des démocrates-chrétiens ralliés à Duplessis. Lisons cette lettre du chanoine Groulx, elle est caractéristique de leur état d’esprit :

« Cette victoire a eu, hélas, son lendemain. Je m’en attriste profondément sans en être trop surpris. Je n’ai jamais pu partager, sur votre chef, à aucun moment, ni la confiance optimiste du docteur Hamel, ni la confiance enthousiaste de M. Oscar Drouin à qui il plaisait d’en faire “ le plus grand national ”. Non, cet homme m’a toujours paru vieux-jeu, vieux monde. Il est resté de la génération des hommes de soixante ans, avec tous les bobards de la bonne-entente et de la “ coopération entre les deux races ”. Et il est tel, je vais être juste pour lui, non par malignité d’esprit ou de caractère, mais par manque de formation et par impuissance morale. Il n’a pas assez de personnalité pour être de son temps. C’est ce qui est grave chez lui. Nous aurons, je le crois bien, quelques réformes administratives, quelques essais timides de politique économique et sociale. Il nous faut faire notre deuil de la grande politique nationale que nous avions rêvée. Quelle restauration en profondeur attendre de la part de gens qui n’entendent faire justice à leurs compatriotes que si la minorité anglaise l’a d’abord pour agréable. Oui ! C’est un grand désenchantement. »

Cette lettre nous fait saisir le fossé qui sépare Duplessis et les démocrates-chrétiens nationalistes. Or, ces derniers sont, pour une bonne part, l’élite intellectuelle et économique de la Province. Ils se tairont, le subiront « par crainte du peuple ». Seront à l’origine de la légende de la grande noirceur. Mais qu’il vienne à disparaître, que l’Église connaisse son aggiornamento, et leur force d’inertie deviendra la force active de la Révolution tranquille… Mais nous n’en sommes pas là ; ils s’endorment pour vingt-cinq ans.

La formation du nouveau gouvernement

Maurice Duplessis (situé à droite) souriant à un inconnu, vers 1935.

Duplessis, lui, n’est pas fâché de cette épuration. Il n’a jamais aimé ces intellectuels doctrinaires et autoritaires. Il s’entoure de gens du peuple qui ont fait leurs preuves dans leur profession, tous gens de vertu, travailleurs, ingénieux, dévoués et bons chrétiens, comme le Dr Pouliot, Patrice Tardif, Antonio Élie. Il accorde aussi une large place aux anglophones parce qu’il est convaincu que les Canadiens de langue anglaise ont apporté et peuvent apporter une contribution considérable à la vie économique de la Province. Il ne manque pas, dit-il, de grands hommes d’affaires anglo-canadiens ou irlando-canadiens enracinés ici depuis plusieurs générations et qui sont attachés, comme nous, à leur ville et à leur province. Le Chronic Telegraph de Québec commente : « Tout bien pesé, M. Duplessis semble avoir réussi à concilier d’une manière très adroite la compétence et l’efficacité avec la reconnaissance des réclamations des diverses classes, groupes, religions et races, pour former un véritable cabinet d’union nationale. »

Le lendemain de l’assermentation, Maurice Duplessis invite les ministres qui le voudront bien à rendre louange à Dieu avec lui le 6 septembre à l’Oratoire Saint-Joseph.

Bilan des premiers mois de gouvernement

Et on se met sans tarder au travail. Il faut avouer que le résultat est impressionnant, n’en déplaise au chanoine Groulx, ce que tous les auteurs reconnaissent aujourd’hui. Feuilletons ses biographies et résumons les six premiers mois de l’activité gouvernementale.

S’il résiste à ses partisans qui réclament une chasse aux sorcières dans la haute fonction publique, il supprime quantité de sinécures et revoit tous les contrats de service passés par le gouvernement.

Il ne donne pas non plus satisfaction au cardinal Villeneuve, qui désirait une réforme du Conseil de l’instruction publique pour donner davantage de pouvoir aux évêques dans la nomination des inspecteurs d’école.

Il met au pas les compagnies de papier en leur imposant un meilleur traitement des bûcherons.

Il crée un ministère de la santé et fera tout pour doter la Province d’une infrastructure hospitalière moderne, sans pour autant tomber dans les excès de l’étatisation. Son amour des enfants est bien connu, il ne refuse rien lorsqu’il s’agit d’une œuvre qui leur est consacrée. N’oublions pas que nous ne sommes toujours pas sortis de la crise de 1929.

Une de ses priorités est le soutien à l’agriculture et à la colonisation, que délaissait absolument le régime libéral. Il met en place son régime du crédit agricole.

Toutes les réformes de Duplessis ont ceci de particulier qu’elles sont exemptes de technocratie. Il détermine avec précision le but de la réforme, il crée une structure administrative à cette fin et la dote d’une enveloppe budgétaire, mais les fonctionnaires gardent toujours une grande latitude pour la mise en application.

Il réforme aussi l’administration provinciale et les finances municipales, un dossier auquel il réfléchissait depuis des années.

Enfin, il rétablit le crucifix à l’Assemblée nationale.

Excellents collaborateurs

Toutes ces nouvelles lois sont adoptées presque sans débat, à un tel rythme que la minuscule opposition ne peut suivre la préparation des dossiers. On commence à parler d’atteinte à la démocratie ! En fait, c’est qu’il n’y a rien à discuter, tout est prêt et bien prêt. Édouard Asselin, l’ami de Duplessis est son principal collaborateur. Excellent juriste, il rédige les textes législatifs en un excellent français, ce qui ne gâte rien.

Au demeurant, Duplessis saura toujours s’entourer de collaborateurs de premier ordre, qui ne demanderont qu’à rester dans son ombre. Au pire moment de la Révolution tranquille, ils témoigneront que ce fut un honneur pour eux d’avoir été au service d’un tel chef. Ils souligneront la compétence de Duplessis et surtout son ouverture à leurs suggestions. De quoi indigner les politiciens de l’opposition réduits au silence au parlement. Autrement dit, Duplessis garde le décor parlementaire, mais gouverne comme un roi assisté de ses Conseils.

Esquisse d’une nouvelle politique des relations avec le Fédéral

Terminons ce rapide tour d’horizon des six premiers mois de gouvernement en évoquant les relations amicales qu’il noue avec son homologue de l’Ontario, Mitchell Hepburn, dont il fait son complice pour limiter les empiétements du pouvoir fédéral. Premier essai, premier succès : les subventions fédérales pour la lutte contre le chômage seront gérées par… les provinces.

Le bilan de ces deux cents premiers jours de l’Union nationale est largement positif. Mais il y a un revers à la médaille. Ennemi numéro un des libéraux, Duplessis l’est devenu aussi pour les nationalistes démocrates chrétiens. Et pire encore, le Premier ministre fédéral, Mackenzie King, grand manœuvrier politique lui aussi, a percé le jeu du chef de l’Union nationale. Aussi est-il déjà résolu à le briser dans les plus brefs délais, pour être libre de continuer sa politique centralisatrice et pour sauver l’influence libérale au Québec sans laquelle les libéraux ne peuvent espérer se maintenir à Ottawa.

III. Les premiers affrontements et la défaite (1937-1939)

Nous avons vu comment le 17 août 1936 Maurice Duplessis et l’Union nationale remportèrent les élections provinciales contre le Parti libéral et mirent en place une politique de développement de la Province avec une compétence et un dynamisme inusités à Québec. Leur popularité s’en trouva fortement confirmée. Mais c’était un fameux coup de pied dans la fourmilière des libéraux, des démocrates-chrétiens et de la gauche ! Évidemment, il fallait s’attendre à ce que ce beau monde se regroupât pour chasser l’intrus. C’est l’histoire de cette lutte qu’il nous faut raconter maintenant ; elle va nous apparaître riche d’enseignements pour l’avenir.

Retrouvons Maurice Duplessis au début de 1937 à Québec. L’euphorie avec laquelle l’Union nationale prend la place des libéraux est à peine croyable. C’est la revanche ! En démocratie, il faut bien profiter du pouvoir comme l’adversaire l’a fait lorsqu’il s’y trouvait et le refera lorsqu’il s’y retrouvera. Ce sont les mœurs politiques du temps que personne n’imagine vraiment pouvoir être différentes.

Les difficultés politiques de Duplessis commencent avec l’adoption de la fameuse « loi du cadenas« . À la suite des événements de la guerre d’Espagne, de la condamnation du communisme par Pie XI et des agitations révolutionnaires dans les pays de mission, les évêques réclament avec insistance des mesures à l’encontre du Parti communiste qui agite certains milieux ouvriers et universitaires, en particulier à Toronto et à Montréal. Aujourd’hui on a complètement oublié l’importance du mouvement communiste dans les années 30. Saviez-vous que 2 000 canadiens s’engagèrent aux côtés des Rouges durant la guerre d’Espagne et que 14 journaux communistes en différentes langues étaient imprimés au pays ? Dans un premier temps, Duplessis refuse de s’engager sur cette question qu’il estime de la compétence fédérale. Mais à Ottawa, Mackenzie King, qui préside aux destinées du gouvernement libéral, est opposé à toute intervention pour ne pas déplaire à la gauche de son parti. Le tenace archevêque de Montréal, Mgr Gauthier, ne cessant de lui représenter le danger, Duplessis présente alors la « loi du cadenas » qui sera votée le 17 mars 1937. Elle interdit toute publication ou distribution de littérature communiste dans la province sous peine d’emprisonnement et de fermeture des établissements. Elle sera rigoureusement appliquée avec le soutien de l’épiscopat et des étudiants catholiques qui se feront même parfois les auxiliaires de la police provinciale. Aussitôt les “ progressistes ” du pays hurlent au fascisme. La hiérarchie anglicane appelle à la vigilance contre Duplessis tandis que les étudiants de McGill veulent braver l’autorité du Premier ministre au nom des libertés universitaires. Rien n’ébranle cependant la détermination du chef de l’Union nationale.

Contre la centralisation du Fédéral

Au moment où certains milieux s’émeuvent du “ fascisme ” de Duplessis, le Premier ministre fédéral Mackenzie King s’engage dans une politique résolument centralisatrice. Il donne mandat à la “ commission Rowell ” d’étudier une amélioration des relations fédérales-provinciales. En réalité, il veut qu’elle établisse que la réduction de l’autonomie des provinces rationaliserait la gestion du pays et aiderait au redressement économique. Duplessis s’y oppose sans tarder et entraîne avec lui son ami Hepburn, le Premier ministre de l’Ontario. Le Québec et l’Ontario faisant bloc, King n’a plus qu’à faire une croix sur sa commission. Changeant de tactique, il engage de grandes manœuvres pour “ affamer Québec ” et fait pression sur les banques pour qu’elles refusent tout emprunt de la Province de Québec. Le gouvernement Duplessis va donc devoir faire face à la crise économique avec des recettes financières amoindries.

Contre la lutte des classes

La crise de 1929 a profité au mouvement syndical quoique divisé par une “ compétition ” acharnée entre les “ Unions internationales ” et les syndicats catholiques. Les évêques ont en effet voulu développer un mouvement syndical actif, dans la ligne de l’Action catholique de Pie XI, pour que les ouvriers catholiques ne soient pas embrigadés par des syndicats apatrides dominés par les Américains et de plus en plus souvent noyautés par les communistes. Or, ce syndicalisme catholique n’a pas la puissance des unions, il doit donc faire une surenchère démagogique dans les revendications pour conquérir des adhérents et les garder. Il est néanmoins « la présence de l’Église en milieu ouvrier », donc la prunelle des yeux des évêques. Le conflit s’annonce inévitable avec le député trifluvien qui, dans la plus pure tradition ultramontaine, remet en cause le capitalisme libéral et le syndicalisme correspondant.

En effet, Duplessis ne tarde pas à créer un “ Office des salaires raisonnables ” contre l’omnipotence patronale pour garantir un salaire minimum à tous les ouvriers, syndiqués ou non, et pour limiter les grèves toujours préjudiciables aux plus pauvres. Il interdit aussi “ l’atelier fermé ” qui oblige la minorité des ouvriers à adhérer au syndicat choisi par la majorité. Cette pratique profite en réalité aux syndicats les plus forts, c’est à dire aux unions internationales, on comprend alors que Duplessis veuille l’interdire. Mais elle protège aussi les quelques bastions des syndicats catholiques implantés avec l’aide des patrons catholiques avant la crise. Cette législation pourtant favorable aux ouvriers de la Province, comme l’avenir le démontrera, est donc aussi une atteinte à la puissance des syndicats qui se liguent pour s’y opposer. Ils n’ont d’autre solution que d’obtenir l’inscription dans les conventions collectives de ce que la loi leur interdira, et ce avant sa date d’entrée en vigueur, le 1er septembre 1937. Un vaste mouvement de grève est déclenché à cette fin.

La révolution à Sorel

Le plus célèbre des conflits est celui des usines Marine, à Sorel, où les syndiqués catholiques sont majoritaires. Ils sont efficacement soutenus par l’un des deux curés de la ville, le curé Desranleau, homme sévère, très cultivé, très conservateur aussi, mais soumis au Pape Pie XI qu’il admire immensément. Il est donc un fanatique de l’Action catholique. Ses sermons fougueux persuadent les ouvriers que leurs revendications sont justes et leur affirment même « que le Pape les soutient ». Il n’en faut pas plus pour électriser le bon peuple de Sorel. Dans, la nuit du 25 au 26 mai, une véritable émeute embrase la petite ville, comme en témoigne la lettre indignée du greffier de la ville à l’Évêque de St-Hyacinthe : « Ce n’est pas une grève que nous avons ici, c’est une révolution qui fait penser aux beaux jours de Marat et de Robespierre ; moi-même j’ai été averti que cette nuit mon domicile serait saccagé. C’est l’anarchie complète… on a fait accroire à la population que c’était le Pape qui voulait la grève à Sorel ».

Pour apaiser les conflits qui s’étendent aussi à l’industrie textile, le patronat s’engage à appliquer loyalement la loi Duplessis bien qu’elle le dépouille du droit de fixer arbitrairement les salaires. Mais cette promesse ne fait que jeter de l’huile sur le feu puisque les chefs syndicaux ne veulent surtout pas d’une loi qui les prive d’un droit absolu de revendiquer et les oblige à prendre en compte le bien de l’entreprise. Aussi les grèves continuent-elles de s’étendre, soutenues par le Parti libéral et par les anciens de l’Action nationale évincés du gouvernement

À Sorel, l’Abbé Couillard-Després, curé de l’autre paroisse de la ville, juge de son devoir d’intervenir en chaire pour désavouer son confrère, le curé Desranleau. « Avec la bonne volonté que montre le gouvernement provincial, l’honorable Duplessis en tête, qui fait de son mieux pour rétablir la justice entre le capital et le travail, il n’y avait aucune raison de recourir à cette arme si dangereuse. Dans trois semaines, l’Office des salaires raisonnables entrera en fonction ; il me semble qu’on aurait dû attendre pour voir le résultat de cette nouvelle législation, qui paraît être faite pour régler la question ouvrière dans l’ordre, la paix, la charité et la justice. » Venant d’un prêtre estimé de la population, cette déclaration refroidit l’ardeur revendicatrice des habitants de Sorel. Mais les chefs syndicaux reprennent vite leur monde en main, et de nouvelles scènes d’émeute éclatent. Comme Duplessis ordonne à la police de procéder à des arrestations, le curé Desranleau s’écrie en chaire : « Cela va devenir un honneur et une gloire que d’aller en prison à Sorel pour la cause dont nous souffrons. »

Le ver de l’Action catholique est dans le fruit

Comment expliquer que dès 1937, des prêtres conservateurs, nous dirions aujourd’hui “ papistes ”, en viennent à cautionner les pires désordres ? Les principes de l’Action catholique expliquent une telle aberration puisqu’ils font un devoir à l’Église d’épouser inconditionnellement la cause ouvrière. Plus nous avancerons dans notre étude de l’histoire contemporaine du Canada, plus la spontanéité de la Révolution tranquille nous paraîtra un mythe et sa continuité avec la démocratie chrétienne une évidence.

En juin, la grève s’étendant à Montréal et au Saguenay, l’épiscopat prend parti peu à peu pour les grévistes. Le curé Desranleau peut rétorquer en chaire au curé Couillard-Després : « Je veux que vous sachiez, ouvriers de Sorel, que la cause ouvrière, telle que conduite présentement, reçoit l’approbation de Sa Sainteté le pape Pie XI, de Son Éminence le cardinal Villeneuve, de Nos Seigneurs les évêques, en un mot de l’Église catholique. » Le cardinal Villeneuve lui-même exprime sa sympathie aux grévistes : « Je veux vous aider par mes prières et par d’autres moyens qu’il n’est pas opportun de dévoiler maintenant ».

Le 22 août, Duplessis met imperturbablement en place l’Office des salaires raisonnables. Il en confie la direction au juge-en-chef Roy dont la probité et l’indépendance sont reconnues. En prenant ses nouvelles fonctions, celui-ci déclare : « Employeurs et salariés doivent être les principaux artisans de la restauration sociale dont les bienfaits de tout ordre compensent largement tous les sacrifices consentis. Nous n’interviendrons d’autorité que dans les cas où les tentatives d’arrangement auront définitivement échoué ».

Ce discours, horripilant pour les chefs syndicaux, relance les grèves et une nouvelle flambée de violences. Le journal “ L’Action catholique ”, organe officieux de l’archevêché de Québec, ne craint pas d’affirmer : « La grève est juste, et nul n’a le droit d’imposer une solution qui marquerait un recul du point de vue social et catholique ».

L’Église et l’État heureusement concertés

Duplessis est ulcéré par cette levée de boucliers. Il sait que sa loi est juste, qu’elle protège efficacement l’ouvrier canadien-français. Jeune avocat, il étudiait déjà les législations sociales étrangères ; on peut donc dire qu’il l’a longuement mûrie. Aussi, ne comprenant pas l’opposition si véhémente du clergé, il demande audience au Primat canadien, le Cardinal Villeneuve. Est-ce habileté de sa part, est-ce respect de l’autorité de la Hiérarchie, toujours est-il que Duplessis ne s’y présente pas en accusateur. Il vient exposer au Cardinal la gravité de la situation et lui demander une consultation. Mieux informé ou flatté d’une telle démarche inhabituelle à Québec, peut-être les deux à la fois, le Cardinal intervient aussitôt dans le sens suggéré par le Premier ministre. Oubliant sa déclaration de soutien aux grévistes, il décide toutes les parties à se rendre à une conférence à huis clos au bureau du Premier ministre, le 27 août.

Le soir du 27, la grève est levée. Duplessis jubile, lui qui avait donné comme consigne à son ministre du Travail : « Être juste, impartial, mais avec une légère préférence pour les ouvriers auxquels il faut accorder, en cas d’hésitation, le bénéfice du doute. » Il a obtenu le retour au travail et le respect de sa législation moyennant l’amnistie et des augmentations de salaire pour les ouvriers. Sans rancune, le lendemain il accorde une audience au curé Desranleau et fait droit à sa demande de grands travaux pour aider économiquement la région de Sorel. Duplessis y gagne la « grande estime » de celui qui devient, deux mois plus tard, archevêque coadjuteur de Sherbrooke avec droit de succession.

Au mois de novembre suivant, l’Office des salaires raisonnables publie son premier bilan après deux mois d’activités. Il a obtenu du patronat 26 millions de dollars d’augmentation de salaires répartis sur 670 000 salariés. C’était le curé Couillard-Després qui avait raison.

Nouvel affrontement à Ottawa

Le Monument Maurice-Duplessis, à côté de l’Hôtel du Parlement, à Québec.

Pendant ce temps, la tension entre le gouvernement de l’Union nationale et le gouvernement libéral fédéral s’est accrue. Le Premier ministre, Mackenzie King, veut imposer une assurance-chômage gérée par le fédéral, mais financée par les Provinces. L’Ouest du pays, les syndicats catholiques, la majorité de la population l’approuvent. Duplessis, lui, veut sauvegarder l’autonomie provinciale et préfère une méthode d’assistance plus efficace. Il l’écrit à son homologue fédéral : « La province de Québec serait certainement heureuse de collaborer à l’établissement d’un système juste et raisonnable d’assurance-chômage. Votre lettre ne mentionne ni les grandes lignes ni les détails importants de votre projet. En ce qui regarde Québec, nous considérons ces renseignements comme absolument essentiels. La constitution garantit notre complète autonomie, et, inutile de le dire, pour des raisons bien évidentes, nous ne ferons rien qui puisse la détruire. Le gouvernement de Québec est toujours prêt à collaborer et à coopérer, mais il est fermement et irrémédiablement opposé à l’union législative. Il serait possible d’établir un système national d’assurance-chômage sans empiéter sur les droits de la province. (…) Le programme de travaux publics productifs que nous avons suggéré à votre gouvernement il y a un certain nombre de mois contribuerait beaucoup à la réalisation de ces fins désirables. La disparition du chômage actuel contribuerait largement à la solidité et à la stabilité d’un système d’assurance contre le chômage futur. En conclusion, le gouvernement de la Province de Québec est disposé à collaborer cordialement à l’établissement d’un système d’assurance-chômage sain et juste, ainsi qu’à un programme de travaux publics productifs. » On ne peut s’opposer à Ottawa d’une manière plus ferme et plus justifiée.

Toronto emboîte le pas à Québec dans son refus, or l’Ontario et le Québec devaient financer 80 % de l’assurance-chômage. Une nouvelle fois, Mackenzie King est mis en échec par Duplessis ; d’autant plus que l’Alberta et le Nouveau-Brunswick revendiquent à leur tour le respect de l’autonomie provinciale. Des campagnes ont beau se déchaîner dans la presse libérale contre Duplessis, Hepburn et les autres, cela ne fait illusion pour personne : Duplessis est le grand vainqueur des affrontements de 1937.

1938 – Sur la lancée de 1937

Duplessis continue donc dans la même voie en 1938. Il améliore encore « son » Crédit agricole, assure le développement scientifique de l’Université Laval, multiplie les bourses universitaires, appuie le développement de l’Institut Armand Frappier sur le modèle de l’Institut Pasteur de Paris. La grande noirceur est aussi une légende… Il n’hésite pas non plus à compléter la législation sociale : rétroactivité des conventions collectives à la date d’ouverture des négociations, protection des ouvriers contre l’intimidation syndicale. Il s’attaque même ouvertement aux unions en les obligeant à demander leur incorporation dans la Province, ce qui revient à soumettre ces syndicats dont la direction est à l’étranger, à la loi provinciale. Comme l’Union nationale remporte toutes les élections partielles et les municipales avec le soutien de l’épiscopat, on pourrait croire que tout va bien dans le meilleur des mondes.

En fait, Duplessis tient de moins en moins bien l’Union nationale. Certains y sont tentés par la scène fédérale, et veulent utiliser son prestige pour s’y implanter malgré ses consignes strictes dont nous avons déjà vu l’importance. Des difficultés apparaissent au sein du gouvernement, aussitôt exploitées par l’opposition. Les caricaturistes font leurs choux gras de l’alcoolisme du chef et de plusieurs dirigeants, tandis qu’au même moment une rivalité de personnes aboutit à une crise ministérielle. La lutte contre Ottawa, elle, est mal comprise de l’opinion qui n’en retient qu’une chose : elle est privée d’assurance-chômage ! Enfin, les caisses gouvernementales sont désespérément vides, les banques respectant le diktat de Mackenzie King. Bref, l’année 1939 se présente bien mal pour l’Union nationale et son chef.

Les rumeurs de guerre s’amplifient, Duplessis est l’un des rares chefs politiques canadiens à pressentir l’importance du conflit qui se prépare. Il voit clairement que les États-Unis et le Canada ne pourront pas se tenir à l’écart. Lorsque la déclaration de guerre survient, Mackenzie King, appuyé par les conservateurs anglophones, s’empresse de faire adopter une loi des mesures de guerre qui supprime l’autonomie financière des Provinces au mépris de la Constitution. Duplessis et Hepburn n’y peuvent rien, le Premier ministre libéral est arrivé à ses fins.

Qui perd gagne

Il ne faut pas beaucoup de temps à Duplessis pour comprendre que, dans ces conditions et faute d’argent, il ne peut maintenir sa politique, et qu’il en perdra les prochaines élections. Perdues pour perdues, il décide des les anticiper dès cet automne 1939. C’est la surprise générale ; personne, même dans son propre parti, ne s’y attendait et n’est prêt pour la campagne électorale. Duplessis a son plan : laisser les libéraux gouverner durant la terrible période qui s’en vient où ils seront contraints par Ottawa de prendre des mesures impopulaires, et dans l’opposition rappeler sa politique de fermeté face au fédéral. Il escompte ainsi supplanter facilement les libéraux aux prochaines élections. Le 25 octobre 1939, tandis que les libéraux triomphent avec 55 % des suffrages, Duplessis a du mal à prendre l’air de circonstance du chef vaincu. À ses amis, il annonce triomphant : « la prochaine fois, nous revenons et ce sera pour 15 ans ».

IV. 1944-1959, Une parenthèse de quinze ans

Lorsqu’en 1944, Duplessis remporte les élections après quatre années mouvementées dans l’opposition, il poursuit le travail entrepris lors de son premier mandat dont l’échec lui fut profitable. Continuons l’analyse de son action d’ultramontain en démocratie pour en apprécier les limites et en tirer des leçons.

Il fallait nous attarder sur la première partie de sa vie d’homme public pour saisir sa psychologie, et surtout pour comprendre son attitude vis-à-vis de la démocratie. Élu du peuple, il n’a jamais prétendu réformer le système, mais il a l’ambition d’en maîtriser le fonctionnement pour réduire le Parlement à un rôle de figurant. Il ne croit pas à la souveraineté populaire ; à ses yeux, un bien commun de la société existe comme réalité objective indépendante du bon-vouloir ou de la sensibilité des électeurs et surtout des utopies des intellectuels. La démocratie ? Oui, mais uniquement comme méthode de conquête du pouvoir dans nos pays d’Amérique du Nord dont les traditions politiques sont celles du parlementarisme britannique. C’est pourquoi, dès que le pays légal comprend que Duplessis est désormais un chef sans rival, tous les hommes de gauche vont se regrouper contre lui, homme de droite, c’est-à-dire qui n’est pas un démocrate authentique, mais un roi absolu déguisé en chef de parti. L’un de ses pires adversaires, Gérard Filion, directeur du Devoir, reconnaît candidement dans ses mémoires qu’il doit sa nomination à ce poste prestigieux, malgré son inexpérience, à son anti-duplessisme. Il se permet même de dresser un bilan du gouvernement de Duplessis tout à l’honneur du chef pour bien montrer qu’on ne lui reprochait pas son incompétence mais sa conception du pouvoir ; l’explication de sa démission du Devoir pour le Conseil d’orientation économique, dit le fond de l’anti-duplessisme : « Il y a tellement longtemps que tout se décidait en dehors de nous ; pour une fois qu’on daignait nous consulter, ce n’était pas le moment de dire non. »

Brossons donc, à grands traits, le tableau de ces quinze ans de règne qui ne nous épargnèrent pas pour autant la révolution. Vous vous souvenez que toutes les conditions pour que celle-ci éclate étaient réunies dès les années 30. L’accession au pouvoir de Duplessis en 1936 en a été un coup d’arrêt, et l’état de guerre explique que le processus ne se soit pas remis en marche après sa défaite électorale. Cependant les quatre années de gouvernement libéral marquent un net progrès de l’anticléricalisme dans la Province. L’Église perd son monopole dans le domaine de la santé, l’État intensifie son emprise en matière scolaire et rend l’instruction obligatoire, plusieurs fêtes religieuses ne sont plus chômées. Le retour de Duplessis va permettre une renaissance magnifique de ce qui aurait pu être une véritable chrétienté. Pour nous en dégoûter à tout jamais et se donner un semblant de légitimité, les auteurs de la Révolution tranquille ont inventé le mythe de la grande noirceur, l’équivalent pour le Québec du mythe de la Libération en France, qu’on entretient avec soin.

Pour vous convaincre de l’inanité du mensonge officiel, il vous suffit de lire le deuxième volume du « Maurice Duplessis et son temps » de Robert Rumilly, ou la très moderne « Histoire du Québec contemporain ». Plus facilement, il vous suffit de remarquer que Montréal a été choisie comme site de l’exposition universelle de 1967 en… 1958. C’est la reconnaissance internationale du développement remarquable de l’économie canadienne de l’après-guerre, et surtout de celui de la Province de Québec qui domine alors l’Ontario !

Les principes d’un gouvernement ultramontain

Dégageons les principes du gouvernement de Duplessis. Il apparaît tout d’abord que la technocratie n’a pas bonne presse. Duplessis estime en effet que le rôle de l’État est d’encourager l’initiative privée et non pas d’appliquer des plans conçus en dehors de toute réalité. Il se refuse à considérer les gens et les entreprises comme des numéros ; le contraire heurte son humanisme. On dispose d’abondants exemples de sa fidélité dans ses amitiés, de sa reconnaissance, de sa sensibilité à la misère. Il aime savoir aussi de qui son interlocuteur est le fils ou le parent. Il préfère donc accorder à ses ministres ou à ses hauts fonctionnaires des enveloppes budgétaires dont l’utilisation est le plus possible discrétionnaire, mais dont l’emploi sera étroitement contrôlé. Travailleur infatigable, il ne prend jamais de vacances, mais aime y envoyer à l’improviste tel ou tel de ses ministres dont il occupe alors la fonction par intérim ; une bonne occasion d’examiner le détail des comptes. Évidemment, on a crié à la dictature !

Duplessis n’est cependant pas un partisan du libéralisme à outrance. L’État n’est pas l’esclave de l’initiative privée, mais le serviteur du bien commun, ce qui suppose une politique à long terme à faire respecter. C’est ainsi qu’il ne revient pas sur la nationalisation de la Montreal Light Heat and Power par les libéraux. Il confie tous les grands projets de développement et de modernisation du réseau d’électricité à Hydro-Québec, jetant ainsi les bases du formidable essor de l’entreprise d’État dont René Lévesque s’attribuera le mérite sans vergogne.

Fait rarissime en démocratie, Duplessis, n’étant pas obsédé par sa réélection, peut se fixer une politique à long terme. Elle s’énonce simplement : pas de développement du Canada français sans indépendance économique, pas d’indépendance économique sans développement économique, pas de développement économique sans aide de l’État et sans paix sociale, pas d’aide de l’État et de paix sociale sans stabilité politique, pas de stabilité politique sans finances publiques saines. Duplessis va conduire sa politique avec une constance que le recul du temps fait mieux apprécier, et qui rappelle la sagesse de Salazar qu’il admirait profondément.

Il va réussir cette gageure d’augmenter le budget de l’État tout en diminuant considérablement la dette publique ! Lorsqu’il reprend le pouvoir, celle-ci s’élevait à 100 $ par habitant, soit 19 % du revenu. À sa mort, elle n’est plus que de 40 $ ou 6 % du revenu. Entre temps, celui-ci est passé de 655 $ par habitant en 1946 à 1 455 $ en 1960. Puisque l’inflation est quasi-nulle à partir de 1950, en toute justice, il faut donc reconnaître que les Canadiens français se sont réellement enrichis sous son gouvernement. Ce qui est à considérer lorsqu’on examine les critiques de sa politique sociale.

L’Honorable Maurice Duplessis remettant une généreuse souscription de la province au Président de l’Association canadienne des éducateurs de langue française.

Protection de l’Église catholique

Le fils de Nérée Duplessis, l’ami intime de Mgr Laflèche, ne cache pas sa foi catholique. Sa piété sans ostentation est réelle : récitation quotidienne du chapelet, messe quotidienne le plus souvent à 6:00 du matin dans une église presque déserte, dévotion à saint Joseph qui lui fait reporter au mercredi ses grandes décisions. Il estime donc la protection de l’Église de son devoir. Les lois libérales vont tomber en désuétude, l’Église retrouve sa situation de quasi-monopole dans l’enseignement et le domaine social. Les œuvres diocésaines et paroissiales sont soutenues par des subventions généreuses.

Toutefois, sous un aspect extérieur de parfaite entente, les relations entre Duplessis et la Hiérarchie ne sont pas idylliques. La plupart des évêques ne l’appuient que dans la mesure de sa générosité et ne voient en lui que le chef du parti pour le moment au pouvoir. Certains même, et non des moindres puisqu’il s’agit de Mgr Charbonneau de Montréal puis de son successeur, le prestigieux cardinal Léger, lui battent froid. Duplessis en concevra de la défiance teintée de mépris vis-à-vis de l’épiscopat. C’est peut-être la grande ombre de ces années : l’Église et l’État, heureusement concertés lorsqu’il s’agit de subvenir à quelques besoins sociaux, ne le sont malheureusement pas pour recréer une véritable chrétienté qui se démarquerait de l’américanisme ambiant. Le clergé est pour cela trop acquis à la démocratie chrétienne qu’il considère comme le summum de l’Évangile et du thomisme !

Cependant, c’est en soutenant les communautés religieuses qu’il réalisera ce dont il sera le plus fier, le développement du réseau hospitalier. En 15 ans, il ne crée pas moins de 29 000 lits sans endettement ! La Révolution tranquille pour laïciser se moquera du prétendu sous-équipement de la province, elle se lancera donc dans une politique de développement tous azimuts dont la conséquence est aujourd’hui l’engorgement des hôpitaux organisés en dépit du bon-sens et un gouffre financier sans fond.

Dans le domaine scolaire, 4 225 écoles construites, multiplication par quatre du nombre de professeurs, et surtout développement de l’enseignement spécialisé, sa fierté, dont la renommée est mondiale. Cela fait un ensemble de haute qualité, adapté à la fois aux capacités de la population et au besoin du développement de la Province. Les ingénieurs qui répandront le “ génie québécois ” aux quatre coins de la planète pour la plus grande propagande de la Révolution tranquille, ont été formés… durant la grande noirceur duplessiste ! Les anecdotes sont innombrables qui montrent son esprit d’avant-garde. Par exemple, il refuse à la surprise générale d’approuver les plans de la future école polytechnique prévue pour mille élèves,… mais c’est pour exiger qu’on double sa capacité. Il soutient le développement des campus de l’Université Laval et de Montréal, et la fondation de l’université de Sherbrooke.

On sait l’importance qu’il attache au développement de la voirie. Certes, c’est le domaine par excellence du “ patronage ”. Il n’empêche que la commission d’enquête libérale aura bien du mal à y trouver des malversations, malgré l’affaire du pont de Trois-Rivières jamais élucidée… Le “ Nouveau Québec ”, la Gaspésie, les Îles-de-la-Madeleine lui doivent leur développement. La colonisation encouragée avec intelligence et souplesse retrouve un second souffle jusqu’à ce que les technocrates de la Révolution tranquille l’étouffe, l’exemple de l’Abitibi est éloquent.

Le capitalisme au service de la province

Toutes ces réalisations supposent évidemment un financement important dépassant les capacités fiscales de la Province. Comment Duplessis a-t-il pu éviter le déficit budgétaire dans ces conditions ? En faisant preuve d’imagination et en composant avec les grandes entreprises capitalistes avides d’investissements dans ces années d’après-guerre.

Duplessis avait pour règle d’accueillir à bras ouverts tout investisseur. Il lui assurait des conditions d’exploitation optimale et une grande stabilité sociale, mais il exigeait en contre-partie l’incorporation dans la Province pour que l’entreprise soit sous le contrôle de la loi et des juridictions provinciales, et la participation au développement des infrastructures. C’est ainsi, par exemple, que l’Iron Ore Cie a eu le minerai de fer à un cent la tonne, mais qu’elle a dû construire des lignes de chemin de fer, des routes, des villes suffisamment importantes pour justifier la création de deux diocèses, sans que cela ne coûte un cent au contribuable.

En outre, Duplessis taxe l’activité économique selon un barème révisable tous les huit ans. Or, le développement économique de la Province est remarquable à cette époque : le quart de la production mondiale du papier, les deux tiers de l’amiante, les trois quarts de la production canadienne d’aluminium, plus de la moitié de celle du textile.

Évidemment on objectera que l’économie provinciale est trop axée sur l’exploitation des richesses naturelles et qu’il aurait fallu la rééquilibrer. Duplessis le savait bien, et il s’y est employé dans les dernières années de sa vie, en privilégiant notamment l’industrie électronique dont il pressentait l’avenir.

La reconquête de l’autonomie provinciale

Cette politique dynamique conduit de nouveau à l’affrontement avec le gouvernement fédéral. Muselé lors de son premier mandat par la politique financière d’Ottawa, Duplessis ne conçoit plus l’autonomie provinciale sans autonomie financière. Il exige donc la récupération des pouvoirs de taxation fiscale que le gouvernement libéral provincial a cédés abusivement à Mackenzie King.

Sa ligne de conduite dans ces épineuses négociations est extrêmement simple. Il répète inlassablement les principes intangibles de l’autonomie provinciale qu’il fonde sur une démonstration historique “ bétonnée ”. Il en fait un mur sur lequel viennent s’écraser toutes les combinaisons d’Ottawa. Mais il affirme tout aussi clairement son attachement au fédéralisme ; il ne prononcera qu’une seule fois le mot “ indépendance ” comme ultime perspective en cas de mépris généralisé des droits provinciaux par ses partenaires. Parfait bilingue, il prend aussi le temps d’expliquer à chacun de ses homologues provinciaux qu’il n’exige aucune modification de leurs rapports avec le fédéral, et il s’engage à aider les provinces les plus défavorisées de la même manière qu’il traite les minorités dans sa province. Il s’assure ainsi de leur complicité, au moins passive, dans sa lutte avec le Premier ministre fédéral.

Ses intentions clairement expliquées, la Province unanime derrière lui, il peut se permettre alors des coups d’audace. C’est ainsi qu’il fonde Radio-Québec, qu’il crée un système d’allocations familiales, et, plus significatif, qu’il donne le fleurdelisé comme drapeau à la Province dans l’enthousiasme général y compris des anglophones !

En 1953, apprenant que le fédéral doit créer une nouvelle taxe sur les carburants, il le devance et décrète un impôt sur le revenu de 15 %. Le fédéral ne peut plus alors créer un impôt nouveau sans susciter un mécontentement général ! St-Laurent, qui a succédé à Mackenzie King à la tête du Parti libéral et du gouvernement fédéral, n’en déclare pas moins, mais un peu vite, qu’il ne cédera pas. Commence alors un échange de correspondance entre les deux premiers ministres, savoureux par la ruse que Duplessis y déploie. Se sachant vainqueur, puisque le Québec uni s’impose toujours à Ottawa, il ouvre peu à peu une porte de sortie au malheureux St-Laurent qui a compris, mais un peu tard, le piège, et qu’il condamne à passer sous les Fourches Caudines de Québec. Le fédéral accepte le principe de la taxation sur le revenu par la Province, mais Duplessis accepte d’en ramener le taux à 10 % avec un droit absolu de taxation des corporations. Il gagne donc largement d’un côté ce qu’il perd de l’autre. C’est une victoire totale. Tous les historiens et politiciens reconnaissent que Duplessis a bloqué ainsi l’évolution du Canada vers un État centralisé.

Ottawa n’abandonne pas pour autant ses velléités centralisatrices qui sont dans la logique du système. La querelle rebondit bientôt. S’emparant de la captieuse distinction entre culture et éducation, opportunément inventée par la commission Massey, le fédéral prétend s’immiscer dans le domaine universitaire. Duplessis avec bon sens et humour nie la distinction et s’oppose à ce que nos universités reçoivent des subventions fédérales. C’est encore une fois un bras de fer entre les deux pouvoirs. Seulement Duplessis juge qu’il est temps de montrer qu’il est désormais indubitablement le plus fort. Il décide de soutenir les conservateurs aux élections fédérales suivantes. L’échec libéral qui s’en suit est perçu à Ottawa comme un avertissement : tout gouvernement fédéral se doit maintenant de respecter l’autonomie de la Province de Québec pour se maintenir au pouvoir, tout au moins tant que Duplessis sera au pouvoir.

Carte postale (non postée) : « Drapeau officiel de La Province de Québec grâce à l’Honorable Maurice Duplessis ». Lorenzo Audet Enr., Éditeur, Québec [19–?]. Collection : Guy Boulianne. [Bibliothèque et Archives nationales du Québec]

L’anti-Duplessis virulent

Cette fière politique attire un grand courant de sympathie à Duplessis, d’où l’étonnante résistance de l’Union nationale à la Révolution tranquille. Cependant, elle provoque une haine de plus en plus virulente chez une opposition composée de trois groupes.

D’abord les rouges, ou ce qui en reste car Duplessis a su forcer l’admiration de beaucoup de libéraux, comme il a su se faire un ami de leur ancien chef, Godbout. Lapalme est à leur tête ce qui lui permettra de revendiquer plus tard la paternité contestée de la Révolution tranquille. Puis le groupe plus important du Père Lévesque, les démocrates-chrétiens sociaux qui formeront l’encadrement étatique et technocratique de l’après-duplessisme. Enfin, le groupe le plus influent, constitué par de jeunes intellectuels et journalistes au premier rang desquels Pierre E. Trudeau, est aussi le plus mal connu, faute d’une étude indépendante sur son recrutement et son fonctionnement. Ces trois groupes très différents les uns des autres, comme le montreront leurs divergences après la mort de Duplessis, vont se coaliser et livrer un combat sans répit à l’Union nationale et à son chef où tous les coups seront permis. La biographie quasi-exhaustive de Rumilly démontre le caractère calomniateur de chacune de leurs campagnes de presse. Mais l’historien reproche aussi à Duplessis sa faiblesse. Il est vrai que Duplessis vieillissant, atteint gravement par le diabète, nous paraît de plus en plus désappointé par ces attaques répétées. Il semble n’y voir que querelles de personnes et que haines d’intellectuels jaloux.

C’est la grève de l’amiante qui donne le signal de l’offensive anti-duplessiste en février 1949. Elle n’aboutira que dix ans plus tard par la mort du Premier ministre. Deux hommes ont fait de ce conflit social localisé et d’ailleurs étrange, le symbole de la lutte contre le régime : Gérard Filion, le directeur du Devoir, et Jean Marchand, secrétaire des syndicats catholiques, disciple du Père Lévesque, ami de Gérard Pelletier journaliste au Devoir, et de Pierre E. Trudeau fondateur de Cité Libre. Comprenant que la force de Duplessis réside dans sa popularité, ils veulent créer des mouvements populaires de revendications pour le contraindre à la répression. Si Duplessis n’avait été suffisamment fin pour sentir le piège, sa sympathie pour les plus pauvres était suffisante pour le convaincre de temporiser. Lorsqu’on dresse la chronologie des faits, on est surpris de la patience dont il fait preuve malgré l’illégalité de la grève. Il faut attendre l’enlèvement d’agents de la S.Q. le 4 mai, et leur torture par des grévistes et des femmes hystériques dans le sous-sol d’une église avec la complicité passive du curé, pour que commence la répression de la grève. NNSS Charbonneau de Montréal, Courchesne de Rimouski, et Desranleau de Sherbrooke soutiendront cependant les grévistes jusqu’au bout ! C’est toujours la hantise de sauver les syndicats catholiques et l’Action catholique qui dicte leur attitude. Duplessis ne s’en permettra qu’une seule critique devant quelques uns de ses partisans indignés : « La preuve que l’Église est d’institution divine, c’est qu’elle résiste à tant de prêtres qui s’appliquent à la tuer. »

En 1952, les grèves de Louiseville suivent le même schéma. Et c’est de plus en plus souvent, dans la même stratégie, que des scandales sont montés de toutes pièces contre le régime. Or, si la popularité de Duplessis n’en est pratiquement pas atteinte, la jeunesse fraîche émoulue de l’université ou du séminaire se laissera persuader que le Premier Ministre n’est qu’une espèce de dictateur qui la frustre de ses droits démocratiques.

Fin de la parenthèse

Lorsque le 3 septembre 1959, la Province apprend que Maurice Duplessis vient d’être victime d’une attaque cérébrale lors d’une tournée d’inspection au Nouveau-Québec, on sent confusément que tout va changer. La succession n’est pas prête. Qui comprend à l’Union nationale que la disparition du chef libère la machine démocratique et que ce qu’il avait patiemment construit et qui demandait à être perfectionné allait être révolutionné ? Duplessis le prévoyait-il lui-même ? Il n’a jamais pensé remettre en question ni même faire évoluer le régime politique dans lequel il excellait. Héritier de la pensée politique des ultramontains, il ne partageait pas leur instinctif dégoût des mœurs électorales qu’il savait trop bien dominer. Tout le monde savait que Paul Sauvé était son dauphin ; on en reconnaissait les capacités intellectuelles, les talents de gestionnaire et de chef. Il le croyait donc capable de dominer à son tour le parti et de gagner les élections. Après quoi, il ferait la politique que son souci du bien commun lui dicterait. Cela allait de soi.

C’était oublier qu’en démocratie, il n’y a pas de dauphin. Le service funèbre de Duplessis venait à peine de finir dans la cathédrale de Trois-Rivières, que Paul Sauvé n’était plus qu’un candidat parmi d’autres à la chefferie du parti. Pour la conquérir, pour la garder, pour faire taire les campagnes de presse, il fallait être différent de Duplessis. D’où le fameux désormais qui ponctua le premier discours du dauphin. Il s’avère aujourd’hui que c’était le coup d’envoi de la Révolution tranquille. Cent jours plus tard, Paul Sauvé mourait à son tour, terrassé par une crise cardiaque. Il venait de perdre la face dans une négociation avec le fédéral faute d’avoir compris ou appris la manière de faire de celui qui fut son ami mais qui aurait dû être son maître.

L’étude de la vie et de l’œuvre de Maurice Duplessis nous permet donc de nous rendre compte que la démocratie est une menace constante pour une politique vouée au bien commun canadien français donc catholique. Elle nous apprend aussi que l’autonomie provinciale comme l’écologie des 150 Points sont viables dans un cadre constitutionnel comme le nôtre, sans référence à une tradition monarchique. Mais elle démontre surtout que rien ne peut être fait sans le concours actif de la hiérarchie catholique. En définitive, le salut du Canada français en ce milieu du XXe siècle, comme dans les deux siècles précédents, passait nécessairement par les évêchés.

Il en sera de même demain. Seule l’Église, avant même de sacrer un pouvoir monarchique, parce qu’elle enseigne la véritable religion, a le pouvoir et le devoir de prémunir ou de guérir les esprits et les cœurs du poison de la religion démocratique, de la religion du culte de l’Homme. Duplessis était de son temps, il n’a probablement pas vu la contradiction entre sa foi catholique sincère, matrice de sa politique, et le système politique qui le porta au pouvoir.

Sans ce travail en profondeur, l’œuvre de contre-révolution, sous quelque forme que ce soit, est condamnée à l’échec. En attendant l’heure de la Contre-Réforme, soyons reconnaissants à Maurice Duplessis d’avoir donné quinze ans de prospérité et trente ans de répit au Canada français.

Maeva Sirkis
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« Guy, merci pour tous tes travaux ! j'ai beaucoup appris en te lisant… que la paix et la force t'accompagnent… »

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