En ces temps extrêmement troublés dans lesquels nous vivons, je crois qu’il est opportun de partager sur cette page le célèbre discours que Charlie Chaplin prononça à la fin de son film “Le Dictateur” sous les traits d’Hynkel. Le Dictateur (The Great Dictator) est un film de comédie noire satirique anti-guerre américain de 1940 écrit, réalisé, produit et mettant en vedette le comédien britannique Charlie Chaplin, suivant la tradition de plusieurs de ses autres films. Ayant été le seul cinéaste hollywoodien à continuer à faire des films muets jusque dans la période des films sonores, Chaplin en a fait son premier véritable film sonore. Le film de Chaplin a avancé une condamnation émouvante d’Adolf Hitler, de Benito Mussolini, du fascisme, de l’antisémitisme et des nazis. Au moment de sa première sortie, les États-Unis étaient encore officiellement en paix avec l’Allemagne nazie et neutres pendant les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale. Chaplin joue les deux rôles principaux : un dictateur fasciste impitoyable et un barbier juif persécuté.
Le monologue culminant de Chaplin a souvent été répertorié par les critiques, les historiens et les cinéphiles comme peut-être le plus grand monologue de l’histoire du cinéma, et peut-être le discours enregistré le plus poignant du 20e siècle. Dans son discours final, le barbier (Charlie Chaplin), sous l’apparence d’Hynkel adopte un ton radicalement différent du reste du film (l’essentiel étant une suite de gags visuels) pour une séquence véritablement sérieuse et porteuse d’un message politique profond. Apparaissant en plan fixe pendant un temps exceptionnellement long (plus de six minutes), Chaplin s’adresse directement au spectateur, le personnage du barbier laissant la place à Charles Chaplin lui-même. Extrêmement puissante, cette scène pleine de courage et de lucidité montre un véritable acte politique engagé de la part de Chaplin. Un passage de ce discours fait référence à la Bible : « Dans le 17e chapitre de saint Luc, il est écrit : “le Royaume de Dieu est dans l’homme” — pas un seul homme ni un groupe d’hommes, mais en tous les hommes ! » C’est une référence à l’évangile de Luc, chapitre 17 : « Les pharisiens demandèrent à Jésus quand viendrait le royaume de Dieu. Il leur répondit: Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point: Il est ici, ou: Il est là. Car voici, le royaume de Dieu est au milieu de vous. » (Luc 17: 20-21)
Avec cette séquence, Chaplin a pu dans ce film se surpasser dans la satire burlesque et signer une œuvre d’une rare intelligence et d’une réelle audace, un « véritable témoignage d’amour pour l’homme et la liberté [en même temps] qu’un pamphlet exemplaire contre toute forme de fascisme ». (Franck Suzanne)
Le discours de Charlie Chaplin sous l’apparence d’Hynkel
Je suis désolé, mais je ne veux pas être empereur, ce n'est pas mon affaire. Je ne veux ni conquérir, ni diriger personne. Je voudrais aider tout le monde dans la mesure du possible, juifs, chrétiens, païens, blancs et noirs. Nous voudrions tous nous aider si nous le pouvions, les êtres humains sont ainsi faits. Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas lui donner le malheur. Nous ne voulons pas haïr ni humilier personne. Chacun de nous a sa place et notre terre est bien assez riche, elle peut nourrir tous les êtres humains. Nous pouvons tous avoir une vie belle et libre mais nous l'avons oublié. L'envie a empoisonné l'esprit des hommes, a barricadé le monde avec la haine, nous a fait sombrer dans la misère et les effusions de sang. Nous avons développé la vitesse pour nous enfermer en nous-mêmes. Les machines qui nous apportent l'abondance nous laissent dans l'insatisfaction. Notre savoir nous a fait devenir cyniques. Nous sommes inhumains à force d'intelligence, nous ne ressentons pas assez et nous pensons beaucoup trop. Nous sommes trop mécanisés et nous manquons d'humanité. Nous sommes trop cultivés et nous manquons de tendresse et de gentillesse. Sans ces qualités humaines, la vie n'est plus que violence et tout est perdu. Les avions, la radio nous ont rapprochés les uns des autres, ces inventions ne trouveront leur vrai sens que dans la bonté de l'être humain, que dans la fraternité, l'amitié et l'unité de tous les hommes. En ce moment même, ma voix atteint des millions de gens à travers le monde, des millions d'hommes, de femmes, d'enfants désespérés, victimes d'un système qui torture les faibles et emprisonne des innocents. Je dis à tous ceux qui m'entendent : Ne désespérez pas ! Le malheur qui est sur nous n'est que le produit éphémère de l'habilité, de l'amertume de ceux qui ont peur des progrès qu'accomplit l'Humanité. Mais la haine finira par disparaître et les dictateurs mourront et le pouvoir qu'ils avaient pris aux peuples va retourner aux peuples. Et tant que des hommes mourront pour elle, la liberté ne pourra pas périr. Soldats, ne vous donnez pas à ces brutes, à une minorité qui vous méprise et qui fait de vous des esclaves, enrégimente toute votre vie et qui vous dit tout ce qu'il faut faire et ce qu'il faut penser, qui vous dirige, vous manœuvre, se sert de vous comme chair à canons et qui vous traite comme du bétail. Ne donnez pas votre vie à ces êtres inhumains, ces hommes machines avec une machine à la place de la tête et une machine dans le cœur. Vous n'êtes pas des machines. Vous n'êtes pas des esclaves. Vous êtes des hommes, des hommes avec tout l'amour du monde dans le cœur. Vous n'avez pas de haine, sinon pour ce qui est inhumain, ce qui n'est pas fait d'amour. Soldats ne vous battez pas pour l'esclavage mais pour la liberté. Il est écrit dans l'Evangile selon Saint Luc « Le Royaume de Dieu est dans l'être humain », pas dans un seul humain ni dans un groupe humain, mais dans tous les humains, mais en vous, en vous le peuple qui avez le pouvoir, le pouvoir decréer les machines, le pouvoir de créer le bonheur. Vous, le peuple, vous avez le pouvoir, le pouvoir de rendre la vie belle et libre, le pouvoir de faire de cette vie une merveilleuse aventure. Alors au nom même de la Démocratie, utilisons ce pouvoir. Il faut tous nous unir, il faut tous nous battre pour un monde nouveau, un monde humain qui donnera à chacun l'occasion de travailler, qui apportera un avenir à la jeunesse et à la vieillesse la sécurité. Ces brutes vous ont promis toutes ces choses pour que vous leur donniez le pouvoir : ils mentaient. Ils n'ont pas tenu leurs merveilleuses promesses : jamais ils ne le feront. Les dictateurs s'affranchissent en prenant le pouvoir mais ils font un esclave du peuple. Alors, il faut nous battre pour accomplir toutes leurs promesses. Il faut nous battre pour libérer le monde, pour renverser les frontières et les barrières raciales, pour en finir avec l'avidité, avec la haine et l'intolérance. Il faut nous battre pour construire un monde de raison, un monde où la science et le progrès mèneront tous les hommes vers le bonheur. Soldats, au nom de la Démocratie, unissons-nous tous !
Critique et réception du film
Le film de Chaplin est sorti neuf mois après la première parodie hollywoodienne d’Hitler, le court métrage You Nazty Spy! par les Trois Stooges, dont la première a eu lieu en janvier 1940. Chaplin avait planifié son long métrage pendant des années et a commencé le tournage en septembre 1939. Hitler avait déjà été allégoriquement mis au pilori dans le film allemand de 1933 Le Testament du Dr Mabuse, de Fritz Lang.
Le film a été bien accueilli aux États-Unis au moment de sa sortie et était populaire auprès du public américain. Par exemple, Bosley Crowther du New York Times a qualifié le film de “réalisation vraiment superbe d’un artiste vraiment génial” et “peut-être le film le plus important jamais produit”. Le film était également populaire au Royaume-Uni, attirant 9 millions de personnes dans les cinémas, malgré les craintes de Chaplin que le public en temps de guerre n’aime pas une comédie sur un dictateur. Le film a rapporté des locations de théâtre de 3,5 millions de dollars aux États-Unis et au Canada et 5 millions de dollars en locations mondiales totales.
Lors de la production du film, le gouvernement britannique avait annoncé qu’il interdirait son exposition au Royaume-Uni, conformément à sa politique d’apaisement concernant l’Allemagne nazie, mais au moment de la sortie du film, le Royaume-Uni était en guerre avec l’Allemagne et le film a été accueilli en partie pour sa valeur de propagande évidente. En 1941, le Prince of Wales Theatre de Londres projeta sa première au Royaume-Uni. Le film avait été interdit dans de nombreuses régions d’Europe et le propriétaire du théâtre, Alfred Esdaile, aurait été condamné à une amende pour l’avoir projeté.
Lorsque le film sort en France en 1945, il devient le film le plus populaire de l’année, avec 8 280 553 entrées. Le film a été élu 24e sur la liste des “100 plus grands films” par l’éminent magazine français Cahiers du cinéma en 2008. En 2010, The Guardian le considérait comme le 22e meilleur film comique de tous les temps. Le film a été élu n ° 16 sur la liste des 100 plus grandes comédies de tous les temps par un sondage auprès de 253 critiques de cinéma de 52 pays mené par la BBC en 2017.
Le biographe de Chaplin, Jeffrey Vance, conclut son long examen du film, dans son livre “Chaplin : Genius of the Cinema” (Harry N. Abrams, 2003), en affirmant l’importance du film parmi les grandes satires cinématographiques. Vance écrit : « Le Dictateur de Chaplin survit comme une intégration magistrale de la comédie, de la politique et de la satire. Il s’agit de l’œuvre politique la plus consciente de Chaplin et de la première satire importante du cinéma. » En Allemagne, Adolf Hitler fait interdire le film, mais s’en serait procuré une copie. En effet, Vance rapporte qu’un réfugié allemand qui avait travaillé dans la division cinématographique du ministère nazi de la Culture avant de décider de fuir a dit à Chaplin qu’Hitler avait regardé le film en privé à deux reprises. Quand il apprend la nouvelle, Chaplin répondit qu’il « donnerait n’importe quoi pour savoir ce qu’il en a pensé ». Cependant, Albert Speer, l’architecte de Hitler, nie que celui-ci ait vu le film. Censuré jusqu’en 1945, le film ne sort qu’en 1958.
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